2023 en polychromie : les meilleurs albums - #135 à #121

180 albums, car si la frustration demeure de ne pas en citer 100 ou 150 de plus, c’est là que la césure s’avérait la plus supportable en cette année 2023 riche en pépites sous-médiatisées. 180 disques, car le but d’un bilan annuel, de la part d’une publication musicale quelle qu’elle soit, ne devrait pas revenir à montrer que l’on a sagement écouté la poignée d’albums réchauffés que les faiseurs de mode vendus au mainstream le plus racoleur nous ont prescrits, mais bien à faire découvrir des sorties remarquables passées entre les mailles du filet, et comme les plus curieux le savent, ces dernières ne manquent jamais. 180, donc, pour les 180 degrés qui nous séparent, un peu plus chaque année d’ailleurs, des classements de lemmings absolument imbuvables croisés ici ou là.

Que dire sur ce 4e volet sinon qu’il part dans tous les sens ? Peut-être, que l’on y retrouve autant d’habitués de nos pages que d’artistes découverts cette année ou régulièrement appréciés sans avoir véritablement été mis en avant par nos chroniques jusqu’ici. Et puis quelques labels que vous avez vu ou verrez revenir plus d’une fois dans ce classement, de Mahorka à Lotophagus en passant par Foolish Records.




#135. Blur - The Ballad Of Darren

Entre sa très courte durée, une discographie plus qu’inégale avec Gorillaz ces dernières années et le tout aussi inégal James Ford de Simian Mobile Disco à la production, on craignait fort la déception... et pourtant le groupe de Damon Albarn brille par son élégance retrouvée sur ce premier opus en 8 ans, oscillant entre ballades au romantisme assumé (le bien-nommé The Ballad, Russian Strings, The Everglades (For Leonard), Far Away Island) et hymnes à l’ancienne (de la noisy pop de St Charles Square à la new wave de Goodbye Albert en passant par le superbe The Narcissist qui pourrait sortir tout droit de l’un de leurs albums de la seconde moitié des 90s), un peu comme si le temps s’était arrêté mais sans jouer pour autant sur le genre de recettes nostalgiques dont sont friands ces temps derniers les héritiers de la brit-pop. En effet, à mi-chemin du minimalisme de structures musicales n’hésitant pas à user de boîtes à rythmes, et d’une certaine luxuriance lyrique dans les arrangements et les mélodies vocales, The Ballad Of Darren, sans être la moitié d’un chef-d’oeuvre de l’acabit de Think Tank ou du premier solo d’Albarn, tombe systématiquement et fort joliment à côté des tendances, quelque part entre le charmant anachronisme et la classe atemporelle, se révélant plus attachant qu’un Magic Whip et tout à fait digne de ses auteurs.


#134. Christine Ott - Eclats (Piano Works)

La Strasbourgeoise, réputée pour sa maîtrise des ondes Martenot et que l’on retrouvera plus haut dans le classement derrière cet ancêtre des claviers électroniques aux sonorités si particulières ainsi qu’aux synthés et piano du trio d’improvisation jazz expé The Cry, s’offre avec Eclats une récréation mélancolique au piano solo, passant brillamment de l’affliction (Lunes Orientales, Die Jagd Nach dem Glück) à la légèreté (Golden Valley) ou d’une certaine gravité néo-classique (Vertigo) à des ritournelles plus simples et immédiates (Etreintes, Rachel). Un bijou de sentiment à nu qui fait sonner l’instrument avec une précieuse spontanéité.


#133. Sonnyjim & Lee Scott - Ortolan & Armagnac

Le patron de Cult of the Damned a pour coutume de temps en temps de laisser le micro aux compères, cette fois c’est au tour de Sonnyjim de s’y coller, rappeur de Birmingham collaborant régulièrement avec le Chicagoan Vic Spencer mais que l’on connaissait surtout jusqu’ici pour ses albums avec les compatriotes britanniques Giallo Point et Illinformed. Disque de gourmets d’un jazz clair-obscur tirant volontiers sur le minimalisme urbain versant funèbre (cf. notamment l’inquiétant Tommy Lee Scott avec Crimeapple ou Lo Mein avec Your Old Droog, entre brouillard des textures et vibe anxiogène des synthés), Ortolan & Armagnac n’en délaisse pas pour autant l’attrait de Lee Scott pour les atmosphères droguées, savamment distillées ici à coups de guitares gondolées (Pay Attention avec D-Styles) ou d’onirisme lascif doublé de subtiles dysrythmies des beats (Phone Jacker).


#132. pvrplemoss - pvrplemoss / Weather for Vultures - Weather for Vultures

Avec Weather for Vultures, "on est encore dans un boom-bap funeste et désincarné au rap neurasthénique (slow jam II), sur des instrus crépitants et tristounets (backstory, weathervane) voire carrément dark et caverneux (foxtrot lonesome). C’est beau, ça sent les 90s du caniveau (pourquoi pas celui des premiers Sixtoo par exemple) autant qu’un underground de plus en plus marginalisé ces dernières années par le mainstream décérébré que l’on connaît et ses codes plus formatés que jamais, c’est dire si l’écoute de ce disque prend vite les allures d’un acte de résistance autant que de bon goût que l’on ne peut qu’encourager chez tout amateur de musiques plombées qui se respecte." Quant à l’éponyme de pvrplemoss, il voit le même P.Wrecks délaisser le rap au profit d’instrus plus oniriques et déstructurés quoique tout aussi décharnés et hantés, un OVNI aux confins d’un hip-hop rêveur et d’un downtempo de la crypte bouffé par les vers.

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#131. Kofi Flexxx - Flowers In The Dark

"C’est bien de jazz, versant tribal, mystique voire incantatoire dont il est question sur ce disque néanmoins moderne dans sa déconstruction et son spleen urbain, visiblement l’oeuvre du saxophoniste britannique Shabaka Hutchings (Sons of Kemet) sous un pseudo, qui s’adjoint les services de plusieurs rappeurs habités, le patron de Backwoodz Studioz billy woods mais aussi son compère d’Armand Hammer, E L U C I D, sur un Show Me éteint et caverneux, ou l’excellent Confucius MC au flow empreint de spiritualité, Anthony Joseph assurant quant à lui la caution afrobeat avec le brio qu’on lui connaît."

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#130. Aidan Baker, Jana Sotzko & Melissa Guion - Trio Not Trio - Letzte

Honnêtement, je n’ai toujours pas terminé d’explorer cette ambitieuse série initiée par Aidan Baker chez Gizeh (5 disques en trio, avec le Canadien à la guitare, improvisant en studio à Berlin avec un second musicien à la batterie, puis un troisième basé à l’étranger pour compléter l’album à distance), mais jusqu’ici c’est ce 5e et dernier volet qui m’impressionne le plus, sans doute parce que la guitare du Berlinois d’adoption, soutenue par les fûts tantôt hypnotiques ou presque neurasthéniques de l’Allemande Jana Sotzko, se fait particulièrement volatile et insaisissable comme sur quelques-unes de mes sorties préférées du bonhomme, une dimension langoureuse qui flirte avec le shoegaze lorsque la batterie accélère le rythme (Vierte) mais peut aussi donner lieu à des passages plus expérimentaux aux percussions presque mystiques (Funfte) ou aux nappes fantomatiques (le final Letzte), les manipulations électroniques de la guitariste américaine Melissa Guion apportant une profondeur et une densité supplémentaires à cet ensemble en flux tendu et paradoxalement évanescent à l’extrême.


#129. Ah ! Kosmos & Hainbach - Blast of Sirens

Après l’impressionnant Bastards défendu par Denovali en 2015, on avait laissé la Turque Ah ! Kosmos sur un décevant Beautiful Swamp où les rythmiques entraînantes prenaient ouvertement le pas sur l’atmosphère. Associée ici au très productif Berlinois Hainbach, sorte d’héritier d’Alva Noto pour ses expérimentations électroniques tirant sur l’ambient et la techno déstructurée, on retrouve enfin l’Istanbuliote Başak Günak au top de son inspiration avec un disque aux denses harmonies de synthés rétrofuturistes, à la fois hypnotique et particulièrement cinématographique, cultivant un spleen clair-obscur aux incursions de piano poignantes (Moonday, Brute Heart) sur fond de tension rythmique minimaliste et saturée.


#128. Shapednoise - Absurd Matter

J’avoue m’être assez peu intéressé jusqu’ici au Sicilien basé à Berlin et être surtout venu à ce nouvel opus au regard de son line-up de rappeurs américains tendance expé, de Moor Mother aux Armand Hammer en passant par Zelooperz du crew Bruiser Brigade de Danny Brown. Bien m’en a pris, car s’il m’arrive malgré ma passion des musiques extrêmes d’avoir énormément de mal avec certains projets tagués "noise-rap" aux sonorités volontiers arty et surtout taillées pour en mettre plein la vue (cf. Clipping au hasard), rien de tout ça sur Absurd Matter et les écrins noise/hip-hop incandescents et déstructurés aux influences industrielles de Shapednoise s’avèrent avant tout particulièrement atmosphériques et torturés, parfaits en somme pour le rap atypique des susnommés, qu’il soit posé avec une intensité menaçante (Family) ou malmené à coups d’effets drogués (Know Yourself) voire les deux à la fois (le sommet Poetry avec Moor Mother donc, forcément dans son élément ici).


#127. Luke Sick & Wolfagram - Garshas

Rappeur notamment apprécié du côté du label I Had An Accident pour son projet Strike the Clutch et autres collaborations avec le taulier Damien aux beats, Luke Sick retrouve ici l’écurie de Seattle Iron Lung pour laquelle Wolfagram avait déjà produit en 2020 la cassette Yegg War. Une sortie aux instrus déjà massifs et menaçants dont on retrouve ici le goût de la tension et de la dystopie mais avec davantage de subtilité dans les ambiances, qui délaissent les samples faciles de cuivres martiaux au profit de télescopages plus métissés entre boom bap et futurisme, jazz cinématographique à la David Axelrod (que l’on reconnaîtra d’ailleurs sur l’excellent Psychotic Episode) et ambiances de soundtracks funèbres, un écrin idéal pour le flow versatile du MC californien, tantôt plombé ou plus véloce voire espiègle comme une sorte de Buck 65 du côté obscur.


#126. Julien Ash & Yuri Cardinal - An Alternative to Consciousness

"Sur ces morceaux dont les intitulés charrient déjà l’ésotérisme et l’atmosphère de mystère, pointillisme électronique et basses fréquences caverneuses font bon ménage. Les textures sont suintantes et parfois mâtinées de percussions évoquant quelque crypte tibétaine oubliée (Following the Shepherd), les drones magnétiques et entêtants à souhait (The Unconstant Change), et la voix se fait essentiellement le véhicule d’incantations plus ou moins biscornues aux tonalités malléables et autres borborygmes insaisissables, comme habitée par quelque esprit mauvais en quête d’un portail vers notre dimension. On pense pourquoi pas à Dead Can Dance (The Serpent’s Tongue), à Coil dernière période (le schizophrène Stars in the Dreams), mais avec une qualité particulièrement immersive venue tout droit de l’ambient moderne."

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#125. Alexandre Navarro - Sun​-​Bolein

C’est sur le label mexicain Facade Electronics, fondé par son vieux compère Fax croisé à une époque sur son défunt SEM Label, que l’on retrouvait en septembre le patron des Disques Imaginations avec un nouvel album fidèle à son goût d’une électronique impressionniste et pulsatile aux accents tantôt kosmische, glitch ou dub. Etoffé de field recordings maritimes (A.W.), de guitare en apesanteur (Meditation-Ki) ou encore de beats flirtant avec la techno et de synthés aux allures de choeurs éthérés (Hoscha Na), Sun​-​Bolein fait également la part belle aux textures : mouvantes, instables, incandescentes, jouant avec délicatesse sur les saturations, elles emmènent des morceaux tels que Flux Feux ou Écouter la Nuit sur le terrain de musiciens tels que Talvihorros, Lawrence English ou Terminal Sound System, une direction forcément passionnante pour les amateurs d’ambient abrasive aux contrastes puissants.


#124. kœnig - 1 Above Minus Underground

L’un des très beaux objets hip-hop non identifiés de ce cru 2023 voit le rappeur et multi-instrumentiste autrichien se concentrer essentiellement sur les drums et les synthés, son compère Nik Hummer retravaillant ses percussions au travers d’un synthé modulaire pour donner le genre de rythmiques étouffées (Another One), bitcrushées (Diffidence), diluées en échos (KALI) ou carrément déstructurées (W"rat"H) qu’on peut entendre sur l’album, entre deux incursions plus massives (Last dance, war is the unveiling of truth). Quant au rap, des courants de conscience démultipliés de Nappy Nina aux diatribes punk vocodées de Elvin Brandhi en passant par les incantations de Moor Mother sur le jazzy Another One, les divagations psychédéliques de Sensational ou l’élégance de Guilty Simpson sur un Full Mantis déglingué par la guitare électroniquement modifiée de Julien Desprez (de notre excellent collectif Coax national), ils sont à la mesure de ce condensé d’expérimentations droguées tirant avec brio sur le drone ou la noise.


#123. Welcome to the Machines - Closed Window

"Arnaud Chatelard aka Innocent But Guilty croise le fer pour la seconde fois avec le Tchèque RDKPL, rompu à une palette assez large d’expérimentations improvisées sur des machines analogiques. Avec des titres tels que Locked Out ou Closed Window (qui donne donc son nom au disque et véhicule comme Above Our Strengths une certaine nostalgie aux délicates touches hédonistes), on imagine aisément que l’isolation subie par beaucoup ces dernières années et un difficile retour au monde puissent faire partie des thématiques suggérées par cet album, lequel n’est pas sans évoquer un Boards of Canada qu’aurait trituré avec amour et un soupçon de perversité Wolf Eyes,  :$oviet:France : ou Aaron Dilloway."

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#122. Czarface - Czartificial Intelligence

Il ne se fait jamais désirer bien longtemps, le trio composé d’Inspectah Deck (du Wu-Tang), Esoteric et 7L. Il ne s’est ainsi écoulé qu’un an et demi depuis le sommet Czarmageddon ! et si ce nouvel opus m’a moins accaparé, ça n’est pas faute d’efficacité (Czarchimedes’ Death Ray), de groove ténébreux (You Know My Style), d’éclats rétrofuturistes (All That For A Drop Of Blood, Gatecrasher) ou même de télescopages baroques quelque part à la croisée d’Edan et de DJ Shadow (Frenzy In A Far Off World, One Eleven Chelsea), sans parler des featurings de Kool Keith ou de l’attachante comptine de rap crayola Mama’s Basement, variation autour du cultissime I Left My Wallet in El Segundo des A Tribe Called Quest sur la thématique des comics chère au groupe, qui n’est d’ailleurs pas le seul petit classique instantané du disque (cf. Blast Off ou Together). Peut-être est-ce simplement la dynamique d’ensemble qui m’embarque moins que sur mes sorties préférées du projet, ou l’absence de vrai renouvellement dans les sonorités aujourd’hui bien rodées qui rendent désormais un morceau de Czarface immédiatement reconnaissable dès les premières mesures...


#121. Emilian Gatsov - Mall Womb

"Emilian Gatsov est l’auteur d’environ 80 scores pour le théâtre et de la BO d’un court-métrage documentaire remarqué, L’immeuble des braves. Celui qui se présente donc avant tout comme un compositeur de bandes originales, croisé 15 ans plus tôt sur le même label Mahorka avec son projet d’électro atonale Second Body, délaisse ici les expérimentations synthétiques au profit d’un piano, de cordes utilisées comme des percussions et d’un chœur d’enfants tout en retenue, principaux matériaux sonores d’une douzaine de compositions immersives à la croisée d’une musique de chambre contemporaine et d’un jazz impressionniste."

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