On a rongé 2022 : top albums - #20 à #1 (par Rabbit)

Ça y est, on arrive au bout de la route, mais avec 20(+) disques qui vous emmèneront plus loin encore, en tout cas je l’espère ! Il aurait fallu en citer bien d’autres évidemment, même si 120 ça peut déjà sembler énorme pour qui n’a pas le loisir ou la curiosité de creuser sous la surface de l’iceberg, ou préfère épuiser une poignée de sorties pop plutôt qu’explorer ces musiques plus atmosphériques voire cinématographiques qui ne se prêtent pas forcément aux écoutes répétées mais se découvrent à la manière d’un film ou d’un roman, et que l’on ne ressort que pour mieux les redécouvrir après un certain laps de temps. À IRM, on défend bien sûr l’une comme l’autre de ces relations à la musique plus complémentaires qu’antinomiques, et cette dernière salve en est un bon exemple avec des albums qui ont pas mal tourné (The Smile, Red Snapper, Tom Caruana...) tandis que pour d’autres (Bonzo & Tenshun, Anteraks, Colossloth, The Oscillation...) une paire d’écoutes aura suffi à me satisfaire pour un moment, sans que cela n’impacte pour autant la hiérarchie entre ces disques qui m’ont marqué aussi profondément les uns que les autres.





20. Kevin Richard Martin - Nightcrawler

Premier volet d’une triplette d’albums sortis cette année par le beatmaker de The Bug, Zonal et King Midas Sound, ce bien-nommé Nightcrawler est à un équilibre idéal entre l’ambient glacée aux infrabasses vrombissantes de Sub Zero et le downtempo insidieux de Downtown, deux belles réussites également que Kevin Martin toppe encore ici grâce au magnétisme de ses atmosphères rampantes, faites de drones d’un saxo méconnaissable, de contrebasse aux accents darkjazz (cf. ce Slum King au groove lent et menaçant) et de synthés très deep et dystopiques (Forever Falling). Si l’ADN du Britannique, dont les projets Techno Animal et The Curse Of The Golden Vampire avec Justin Broadrick (et Alec Empire pour le second) furent fondateur dans la passion que je voue aux musiques extrêmes les plus atmosphériques et mélangeuses, du dark ambient au hip-hop industriel en passant par le grindcore, est immédiatement reconnaissable, l’album me fascine d’autant plus qu’il chemine de l’ombre à la lumière, d’une certaine lourdeur des basses fréquences à des nappes plus éthérées où le saxophone, nouvel instrument de prédilection, finit par se faire entendre pour autre chose que des respirations dronesques (The Lost), avant de finalement laisser place à une ambient de clair de lune aux harmonies presque apaisées (Alien Tongues).


19. DJ Preservation - 1974

Le genre d’univers que j’affectionne tout particulièrement, étant moi-même féru de samples et de télescopages d’influences en tous genres. Producteur pour billy woods (cf. le volet précédent de ce classement), GZA, Mos Def, Ka, Mach-Hommy, Tha God Fahim et tant d’autres, digger de pépites oubliées et passionné de musiques du monde comme on a encore pu le constater avec ses intros en concert pour l’auteur dAethiopes, le DJ new-yorkais révélé aux platines de Sonic Sum (crew de Rob Sonic à redécouvrir notamment pour l’immense The Sanity Annex en 1999) laisse très loin derrière son chouette Eastern Medicine, Western Illness de 2020 avec cette collection d’une quarantaine de vignettes particulièrement atmosphériques agencées à la manière d’une bande originale imaginaire, qui évoque parfois David Axelrod, Edan ou Quakers mais surtout l’excellent Gaslamp Killer pour cette approche cinématographique aux accents psychédéliques et rétro, et cette narration par samples interposés qui témoigne d’ailleurs d’une francophilie assez jouissive (on imagine à l’Américain, Jean Daval de son vrai nom, quelque origine française ou canadienne, qu’internet n’a cependant pas pu me confirmer). Toujours aux service des boucles vintage et autres mélodies d’un autre temps, les beats ne s’imposent jamais comme c’est souvent le cas sur ce genre de projets abstract, Preservation refuse en quelque sorte la virtuosité d’un DJ Shadow pour favoriser l’immersion, et l’ensemble de ce 1974, hommage qui sait à l’une de ses années musicales préférées (ou à son année de naissance, auquel cas le bonhomme ne ferait pas son âge !) coule d’une traite, avec une naturel que ne laissait pas forcément augurer la courte durée (une minute en moyenne) des "chapitres" qui le composent, dont le matériel source tape autant dans les soundtracks d’époque que dans le jazz, la funk, le rock psyché, les musiques africaines et brésiliennes ou la proto-musique électronique des seventies.


18. Tom Caruana - Strange Planet

Peu connu chez nous en dépit d’une quinzaine d’années dans le game outre-Manche avec son label Tea Sea Records, on doit à Tom Caruana, qui fraie par ailleurs avec des rappeurs appréciés dans ces pages tels que Insight, quelques succulents mashups à l’image de cette rencontre entre les Beatles et le Wu-Tang Clan et pas mal de mixes classieux. Avec Strange Planet, il élargit le champ de ses collaborations (on retrouve notamment au tracklisting Mr. Lif, Billy Woods ou Lee Scott, excusez du peu) et livre en tant que producteur un album ambitieux, comme avait pu le faire Onry Ozzborn en 2008 avec l’unique opus de The Gigantics. Ici toutefois, c’est plutôt à Edan et à son indépassable Beauty and the Beat qu’on a envie, toutes proportions gardées bien sûr, de comparer le Britannique dont les instrus télescopent collages baroques, vibe jazzy (Lost My Way), percussions orientales (Stranded), tension cinématographique des samples de soundtracks vintage (Sandbag Veteran), scratches épiques (Pig Meat) et psychédélisme porté sur le delay et sur les synthés rétro-futuristes. Un univers singulier qu’il étire sur pas moins de 23 titres émaillés par les interventions d’une armada de rappeurs inspirés, avec quelques temps faibles, forcément, mais surtout beaucoup de réussites, des plus smooth (Never Be Kings avec sa mélodie du thème de Rosemary’s Baby dénaturée au vibraphone façon jazz/funk des 70s) aux plus électrisantes (Critical Status avec Lif, digne d’un Dr. Octagon de la grande époque, ou Here’s A Sandwich avec Prince Po de feu Organized Konfusion), des plus minimalistes (ce Where Were You ? suintant d’un groove hypnotique) aux plus mélangeuses et inclassables (les merveilleux Intergalactic Observation et iKnow).


17. Bonzo & Tenshun - Scourge

Les deux beatmakers de l’enfer ont fait de la rétention cette année : pas possible d’écouter sur Bandcamp plus qu’un extrait d’une minute de l’inquiétant et sursaturé Synesthesia, et idem pour ce Scourge qui voit l’Américain Tenshun, désormais coutumier de l’amalgame de drums abrasifs et de synthés modulaires dystopiques, ouvrir le bal avec une suite au crescendo de tension superbement insidieux, laquelle se termine sur deux minutes de downtempo carnassier et une mélodie bitcrushée malaisante à souhait. Quant à l’Ukrainien Bonzo, qui en est au moins à une bonne douzaine de collaborations avec le bonhomme depuis les grandes heures expérimentales du label I Had An Accident il y a une dizaine d’années, il embraye avec le genre de cauchemar sonique dont il a le secret, lorgnant cette fois sur une sorte de musique industrielle aux beats implosifs et aux textures incandescentes, un abstract hip-hop bruitiste et lofi plus raide et martial qu’à l’accoutumée qui consume tout sur son passage et derrière lequel rien ne semble pouvoir repousser.


16. The Oscillation - Singularity Zones Vol​.​ 4 (+ 1, 2, 3, 5)

The Oscillation, meilleur groupe de rock psyché des 20 dernières années, ça n’est pas que du rock et par-delà les influences dub ou kosmiche déjà repérées il y a 15 ans sur l’inaugural et toujours aussi génial Out of Phase, Demian Castellanos avait déjà eu maintes occasions de le démontrer via des sorties solo flirtant ouvertement avec le drone et l’ambient, incluant une belle participation tout en guitare fantasmagorique au premier volet de nos compils Twin Peaks. À ce titre, 2022 restera un cru d’exception pour le Britannique, avec pas moins de 5 volets d’une fantastique série d’albums aux atmosphères narcotiques basés sur des compos ressorties des tiroirs, et où les nappes de guitare et de synthés prennent nettement le dessus. Au milieu des percussions éparses et diverses, la batterie du compère Jem Doulton reparaît par moments mais se fait plus tribale, hypnotique à souhait à la mesure des drones mystiques et entêtants d’un Mind Unveiled sur le Vol. 1 par exemple, ou rythmant de façon plus abstraite une ambient de purgatoire caverneuse et hallucinée (les 20 minutes de V.I.P sur le Vol. 2), parfois à la frontière de la techno et du krautrock (cf. Isis Temple sur un Vol. 3 qui envoie quelques clins d’oeil du côté d’Ash Ra Tempel), entre deux rêveries ascensionnelles plus éthérées et d’une ampleur souvent démesurée, pour le plus grand bonheur du féru d’immersion que je suis. Arrive fin novembre et les premiers jets de ce bilan, et je n’étais pas au bout de mes surprises puisque deux volets restaient à paraître, un Vol. 5 plus stellaire et resserré et un quatrième surtout, peut-être le plus magnétique et le plus beau, que l’on n’a toujours pas fini d’explorer du haut de ses 70 minutes de musique presque cinématographique aux rythmiques downtempo plus présentes et auquel le maelstrom d’arrangements (viole, clarinette, claviers) offre une densité proprement terrassante, pas loin d’évoquer par moments le psychédélisme capiteux et syncopé des lointains cousins Heliocentrics (Spring In Hyperborea, And You Shall Be Also).


15. Anteraks - Les Yeux Grands Ouverts

On avait découvert Anteraks, association du Bordelais Arnaud Chatelard (Stalsk, Innocent But Guilty) et du Roumain Uburgründ via l’album The Harbour of Thoughts sorti en 2021 chez Mahorka et chroniqué ici. Aux hallucinations post-industrielles hypnotiques et percussives de ce petit bijou aux longues progressions d’un quart d’heure répond sur ce successeur publié par le Français sur son propre label Foolish Records un béhémoth toujours aussi strident et sursaturé mais aux accents plus doom. Un doom digital paradoxalement éthéré, à l’aura mythologique et futuriste, encore plus enveloppant et imposant dans ses textures faites de synthés cinématographiques, de drones lancinants, de bruit blanc et et de lacérations électroniques, et dont les 7 morceaux font preuve d’un impressionnant sens du climax, pour laisser éclater toute l’anxiété malaisante et désespérée qui en sous-tend les radiations abrasives sur le final L’école de la nuit, assurément l’un des plus beaux instrumentaux de l’année.


14. Pjusk - Salt og Vind

Après presque 8 années seulement émaillées d’EPs aux accents dub techno ou électro dominés par les remixes et autres collaborations avec des artistes amis (à l’instar de Sakne Verda dont on parlait ici), les Norvégiens de Pjusk sont enfin de retour sur album, enfin plutôt au singulier puisque si Rune Sagevik est toujours de la partie le temps de l’irisé et craquelant Jeg fryser litt, c’est désormais son compère Jostein Dahl Gjelsvik qui se retrouve quasi seul aux manettes. Heureusement, le génial équilibre entre soundscapes délicats de fonte des glaces, electronica aux rêves scintillants et claustrophobie dark ambient est toujours là, et avec l’appui d’Olga Wojciechowska aka Strië (aux discrètes harmonies vocales et autres souffles susurrés sur le syncopé Ordene som blåste bort) ou encore Porya Hatami (pour le ballet de drones mystiques du caverneux Febertanker), le Scandinave livre l’une des plus belles réalisations du projet, digne héritier notamment du fabuleux Tele qui s’ouvre à des rythmiques plus marquées sous l’influence des expériences récentes du musicien, qu’elles soient faites de bric et de broc, mêlant batterie, idiophones et field recordings percussifs (Uro) ou plus deep et synthétiques (Alt ble så uklart).


13. Christophe Bailleau & Innocent But Guilty - EVOL

À l’image de l’omniprésent Aidan Baker, deux musiciens mis en avant à de multiples reprises dans ce bilan par le jeu des collaborations, et qui dans le cas d’Innocent But Guilty l’aurait été encore davantage sans la règle d’un album par artiste ou projet. Liés par une insatiable curiosité qui les voit papillonner d’un genre à l’autre avec le même brio (du harsh noise libertaire et menaçant de Prism à l’ambient amazonienne de Qien Pudiera pour Christophe Bailleau ; de l’electronica cinématographique de Sci-Fility avec Grosso Gadgetto au "doom digital" abrasif et anxiogène des sus-mentionnés Anteraks pour Arnaud Chatelard), ces deux-là devaient bien finir par croiser le fer en dépit des quelques centaines de kilomètres qui les séparent. C’est désormais chose faite avec cet EVOL, dont les deux longues pistes de drone tantôt irradié, sépulcral, aérien ou tempétueux déroulent une véritable narration dont la dramaturgie évolue sans cesse tout au long des 45 minutes du disque, caractérisé par des contrastes saisissants et une énorme puissance d’immersion. Un album passé bien trop inaperçu, à découvrir d’urgence !


12. Mathias Delplanque - Ô Seuil

Autre album un peu passé sous les radars l’an dernier, chez Ici D’Ailleurs cette fois, Ô Seuil est pourtant d’assez loin pour moi la plus belle sortie du label français depuis l’extraordinaire Wake the Dead de The Third Eye Foundation. Successeur dans l’esprit, et aussi pour l’aspect dystopique des synthés, du superbe Drachen de 2015, Ô Seuil est plus dense, plus rythmique, plus tendu et méditatif à la fois, flirtant tantôt avec le doom ou le post-rock, tantôt avec une transe moyen-orientale sombre et cinématographique sous ses épaisses nappes de matière aussi mélodiques que texturées où se mêlent inextricablement instruments acoustiques manipulés, percussions nomades, sonorités électroniques et élégies de synthés analogiques. Pour le Nantais, également apprécié pour son projet dub Lena et croisé au line-up de notre premier Sulfure Festival en 2019 avec l’un des concerts les plus captivants de la programmation, il n’y a plus de genres qui tiennent, ni ambient, ni électro, ni rock mais une musique devenu organisme vivant, phagocytant un peu tout ça pour en absorber la substance en un grand maelstrom de pulsations organiques et autres excroissances mouvantes qui n’est pas sans évoquer une sorte de cousin d’Amon Tobin ou Frank Riggio joué sur de vrais instruments, avec le feeling particulièrement viscéral que cela peut conférer à de telles compositions sculptées dans un matériau de pures sensations.


11. The Body & OAA - Enemy of Love

Pas d’année sans déflagration du côté des bruyants ricains The Body, qui pour cet Enemy of Love se sont associés à l’artilleur techno-indus californien AJ Wilson. Un trio inédit dont l’univers, de prime abord, ne surprend pas vraiment pour autant de la part de Chip King et Lee Buford, avec toujours les beuglantes torturées au fer rouge du premier, ces nappes de guitare bruitistes et saturées jusqu’à la déréliction et les drums lourds et implosifs du second, mais qui laisse peu à peu de l’espace aux rythmiques presque motorik de OAA, urgentes et tout en tension, entre deux passages plus atmosphériques flirtant avec le doom et le harsh noise. Ennemis de l’amour, vous saurez sûrement apprécier ces dix titres violents et hypnotiques qui aspirent tout l’oxygène disponible pour ne laisser entendre que mal-être, frustration et désolation dans un déluge constant de textures abrasives et et d’antimatière faite musique.


10. Esmerine - Everything Was Forever Until It Was No More

Après presque 20 ans maintenant d’une discographie en tous points idéale, le groupe du percussionniste Bruce Cawdron (GY !BE) et de la violoncelliste Beckie Foon (A Silver Mt. Zion, Hrsta, Land Of Kush), tous deux membres par ailleurs des rares et précieux Set Fire to Flames, n’a aujourd’hui plus aucun concurrent sérieux pour challenger son titre de fleuron du label Constellation. Après les élégies orchestrales aux effluves ethniques de Dalmak, la chamber-folk polyrythmique et libertaire de La Lechuza, le post-rock de chambre nomade à la fois puissant et délicat de Lost Voices ou encore le sommet Mechanics Of Dominion qui synthétisait il y a 5 ans le meilleur de tout ça, Everything Was Forever Until It Was No More n’en finit plus d’impressionner par la subtilité avec laquelle il distille une nouvelle fois les multiples influences du groupe. Toujours au service de ces doux élans à la ferveur irrésistible mais jamais dégoulinante qu’on lui connaît, les arrangements se font ici particulièrement atmosphériques et épurés, au gré de morceaux flirtant plus que jamais, surtout en fin de disque, avec le classical ambient. Une petite merveille de plus à mettre au crédit du combo canadien.


9. The Smile - A Light For Attracting Attention

Il aura fallu à Radiohead un changement de paradigme pour finalement retrouver le chemin d’une inspiration débridée et d’un plaisir communicatif de jouer, après A Moon Shaped Pool qui souffrait de redites et de grosses baisses de régime entre deux vrais sommets. Radiohead, oui vous avez bien lu, car quoi qu’on en dise Thom Yorke et Jonny Greenwood, auxquels on peut ajouter le fidèle producteur Nigel Godrich, 4e homme de The Smile après avoir été le 6e larron du quintette d’Oxford, demeurent le centre de gravitation créatif du collectif, et parce qu’ici, la présence de Tom Skinner aux fûts n’a pas vraiment changé la donne, l’influence supposée de son groupe afro-jazz Sons of Kemet se faisant finalement plus que discrète (après tout il y a du jazz depuis longtemps chez Radiohead, au moins depuis Amnesiac, et des rythmiques afrobeat au moins depuis In Rainbows et son sommet d’ouverture 15 Steps). Sur The Opposite par exemple, la batterie à la fois serpentine et ultra-placée sonne comme si elle avait échu une nouvelle fois aux mains assurées de Phil Selway, de la même manière que la basse de The Smoke pourrait sortir tout droit des doigts agiles de Colin Greenwood... et pourtant le changement de line-up a probablement été salvateur à plus d’un titre pour donner naissance à ce petit cousin de A Hail to the Thief et dans une moindre mesure dIn Rainbows et du Amok d’Atoms for Peace (un autre "presque Radiohead" inspiré), capable de la même manière de sauter d’une complainte électro hantée (The Same) à un hymne punk dense et fiévreux aux cuivres dissonants (You Will Never Work in Television Again), d’un beau reste de The King of Limbs au piano majestueux (Pana-vision), à un rock triste rehaussé d’arrangements impressionnistes (Speech Bubbles) puis à une kosmische-pop rêveuse et capiteuse (Open the Floodgates), ou encore d’une cavalcade schizophrène et finement orchestrée (A Hairdryer) à la fausse sérénité ascensionnelle d’un final merveilleux d’épure et de mélancolie (Skrting on the Surface). Un exercice de montagnes russes néanmoins absolument cohérent comme pouvait l’être HTTT et dont on a probablement même omis de citer le sommet, ce foisonnant Waving a White Flag aux émotions bipolaires et aux arrangements électroniques d’une délicatesse inouïe. Une petite résurrection pour Thom Yorke et sa (plus ou moins) nouvelle bande en somme, même si l’on n’en attendait pas moins, après l’excellent Anima, du Britannique dont le chant oscillant entre onirisme et fébrilité, spleen angoissé et apaisement, transcende une nouvelle fois ici les écrins qu’il habite.


8. Red Snapper - Everybody Is Somebody

Pionniers chez Warp au milieu des 90s du genre de fusions entre musiques issues du jazz, de l’electronica et du hip-hop que l’on regroupe faute de mieux sous l’étiquette "bass music", les Anglais Red Snapper emmenés par le contrebassiste et producteur Ali Friend font preuve d’une belle longévité et surtout d’un parcours quasi sans faute, depuis le sombre et cool à la fois Prince Blimey de 96 orienté drum’n’bass et abstract hip-hop jusqu’au gargantuesque Key de 2011 aux circonvolutions jazzy épiques et électriques, en passant par les classiques Making Bones et Our Aim Is To Satisfy à la croisée d’une électro cinématographique, d’un trip-hop tourmenté et d’un acid jazz mutant, le tout saupoudré d’une touche de rap british. Après s’être attaqué aux musiques africaines sur Hyena, première déception simplement peu inspirée et sans vraie profondeur qui versait dans l’easy listening et la facilité, le combo londonien toujours sous la bannière Lo Recordings mais désormais privé de son guitariste historique David Ayers, fait feu de tout bois avec ce 7e album à l’équilibre quasi miraculeux, aussi accessible que foisonnant, sans anachronisme ni redite et intégrant les parties chantées des guests Lana Friend, Layla Assam et Mike Clarke de façon bien plus homogène que sur l’opus précédent. Aussi fureteur et évident que Key, Everybody Is Somebody louvoie entre trip-hop spleenétique aux arrangements acoustiques enivrants, funk rétro-futuriste, jazz ethnique dont la tension convoque celle des géants Heliocentrics, électro ou encore spoken word (un certain Natty Wylah s’y colle avec une désarmante mélancolie sur The Warp and The Weft et Albert’s Day Off), et ménage quelques incursions insidieuses en dépit d’une tonalité générale beaucoup plus lumineuse qu’à l’accoutumée. Une réussite "ligne claire" dont la richesse et les subtilités se révèlent au gré des écoutes, au point d’en faire l’un des derniers classiques d’un genre quelque peu délaissé depuis le déclin d’un label tel que Ninja Tune.


7. rand - Peripherie

Révélés par une paire d’EPs remarquables que nous chroniquions dans ces pages il y a deux ans (le premier ici, le second ), les Berlinois Frank Bogdanowitz (musicien électronique sous le pseudo Dr.Nojoke) et Jan Gerdes (pianiste de formation classique) ont pris leur temps pour parfaire ce premier long-format évoquant toujours l’épure de la paire Sakamoto/Alva Noto, les rythmiques faites de glitchs hypnotiques et rehaussées de blips impressionnistes aidant dès l’introductif Hoola. Avec Peripherie toutefois, on est plus souvent du côté obscur de l’électronique post-classique, avec des crescendos pulsés terrassants de tension (Drangsal), des méditations troublantes aux drones entêtants (Siegfried 2.0) voire caverneux (Blood Moon), une kosmische musik claustrophobe (San Gimignano) et autres rouleaux-compresseurs paradoxalement délicats devant autant au classical ambient qu’à la techno minimale d’outre-Rhin (Future is Certain). Quant au touché de Gerdes, il continue de flirter régulièrement avec le jazz, louvoyant par exemple du côté de certains projets de John Zorn sur le superbe Permanent Green. Un petit bijou finalement unique en son genre, à découvrir de toute urgence !


6. Matmos - Regards​/​Ukłony dla Bogusław Schaeffer

Alternant désormais électro-pop dadaïste - dans une veine régressive et décalée qui culminait notamment en 2013 avec The Marriage of True Minds - et sorties plus expérimentales à l’image du récent The Consuming Flame : Open Exercises in Group Form et de ses trois longues pistes aux télescopages à la fois ludiques et abscons, le duo de chirurgiens californiens fête cette année, toujours chez Thrill Jockey, le quart de siècle de carrière discographique avec cet hommage à un certain Bogusław Schaeffer, musicien d’avant-garde contemporaine méconnu hors de son pays et considéré comme un précurseur de la musique microtonale (tout en ayant touché un peu à tout, de la musique sérielle à l’électronique aléatoire en passant par le jazz). Entre ça, les titres de morceaux imprononçables à moins de parler couramment le Polonais et la pochette faisant penser au croisement contre nature d’un artwork de Klaus Schultze et de l’esthétique INA GRM des 70s, il y aurait de quoi prendre ses jambes à son cou... et pourtant ! Si l’univers de Martin Schmidt et Drew Daniel apparaît toujours aussi intrigant, atonal et fourre-tout, Regards​/​Ukłony dla Bogusław Schaeffer s’avère étonnamment plus accessible et surtout beaucoup plus prenant que certaines de leurs dernières sorties, charriant une sorte de lyrisme anxieux et presque cinématographique qui s’insinue dans les synapses pour stimuler le subconscient autant que l’imagination, au gré de ses instrus insaisissables partagés entre groove de chambre séquencé au scalpel à partir de glitchs électroniques, de samples vocaux, d’arpeggiators de synthés et de micro sonorités acoustiques (Resemblage, Flight to Sodom), improvisations d’orchestres mentaux déglingués (Flashcube Fog Wares, Few, Far Chaos Bugles) et collages ambient flirtant avec la musique contemporaine (Tonight there is something special about the moon, If All Things Were Turned to Smoke).


5. Nadja - Labyrinthine

Après le doom volatile (shoegazeux ?) de leur imposant Seemannsgarn de 2021 et celui, particulièrement abrasif et larsenisant, de l’excellent Nalepa de février dernier, le duo canadien, jamais exactement là où on l’attend, en remet une couche dans le massif paradoxalement éthéré (et vice-versa) avec ce bien-nommé Labyrinthine édité en formats physiques par pas moins d’une dizaine de labels de par le monde. Si ce nouvel opus, par le biais des beuglantes malsaines de ses guests masculins Alan Dubin (Gnaw, Khanate) et Dylan Walker (Full of Hell) sur le morceau-titre et le final Necroausterity, renoue avec les influences "metal" plus marquées des débuts d’Aidan Baker et de Leah Buckareff (qui s’en sont depuis souvent éloignés, que ce soit en duo ou en solo pour le premier), les choses sont évidemment loin d’être aussi binaires puisque qu’entre-temps, ce sont Rachel Davies (Esben & The Witch) et Lane Shi Otayonii (Elizabeth Colour Wheel) qui viennent traîner leurs timbres tout aussi tourmentés mais autrement plus mélodiques sur le contrasté Rue au final écrasant et l’ultra-saturé Blurred aux guitares abrasives et liquéfiées, deux morceaux tutoyant eux aussi le hors-format (30 minutes à eux deux) qui évoquent davantage, s’il devait y avoir une comparaison capable de rendre justice à ce disque d’une intensité ahurissante, les élégies crépusculaires et mélangeuses de Wrekmeister Harmonies, autre projet entre deux chaises pour lequel le doom n’est qu’une influence parmi d’autres. À ne pas mettre entre toutes les oreilles bien sûr, mais celles qui sauront en percer le voile de prime abord inconfortable y découvriront probablement l’un des plus beaux joyaux musicaux de ce cru 2022.


4. Cloudwarmer - Gloomers / Doomers

Il n’y a guère qu’Eddie Palmer pour nous faire ce coup-là : un double album, dont chaque galette en elle-même est non seulement un album à part entière mais déjà de la durée d’un double ! Un quadruple opus, en somme, à notre époque de déficit d’attention galopant, on reconnaît bien là l’intégrité artistique quasi-suicidaire du New-Yorkais et de son compère Brett Zehner, qui agrémentent même la sortie de Gloomers/Doomers d’une petite nouvelle à la première personne de leur ami Barry Burton, dont on espère que la poignée d’esthètes susceptibles d’écouter le projet en entier la liront car elle vaut également le détour (mais lit-on encore autre chose que des tweets en 2022 ?...). Pour faire court sur ce long "double" tellement bon qu’on n’y voit pas le temps passer, Cloudwarmer oscille au gré d’intitulés toujours aussi décalés (Where Were You When Michael Caine Cured Covid ?, Haunted By Phil Collins, Tik Tok Noir ou Dana Scully, Bounty Hunter pour n’en citer que quatre) entre groove hédoniste aux influences afrojazz, trip-hop cinématographique et électro tribale aux beats et synthés plus massifs, avec quelques incursions plus réflexives faites de nappes ambient et de piano impressionniste, une parfaite mixture de coolitude, de tension et de spleen un peu hanté avec ses choeurs irréels et son feeling jazzy d’un autre temps comme le duo en a le secret depuis les grandes heures de sa précédente incarnation The Fucked Up Beat.


3. Christophe Bailleau - Shooting Stars Can Last

Un disque de collaborations où chacun y va de sa petite pierre, guitare pour le compatriote aMute, arrangements électroniques pour A Limb et Jules Nerbard déjà croisés sur ce gargantuesque EP l’année précédente, voix pour Yuri Cardinal etc, afin d’échafauder le genre d’univers étendu que l’on aimerait être amené à explorer plus souvent dans nos contrées. De cet album-monde où ambient onirique et pop incantatoire, kosmische musik mutante et noise cinématographique font bon ménage au gré de morceaux tantôt rythmiques et contemplatifs, sombres et ascensionnels, ou stellaires et hantés, on voudrait citer chaque morceau : le bien-nommé Mère Nature et ses pulsations organiques, Juzz et son élégie aux synthés arpégés, Inia et ses rêveries tribales dignes des plus belles heures du pionnier Steve Roach, le post-industriel Fun in Zombieland au chant carnassier, un Floating Surprise dont l’hypnotisme irisé aux soudaines cavalcades de beats subaquatiques n’est pas sans rappeler Funki Porcini... mais on préfère vous laisser découvrir le reste sans spoiler, car Shooting Stars Can Last c’est un peu comme un film imaginaire qui déroulerait dans le creux de nos tympans son intrigue à la fois évidente et alambiquée, d’une scène à l’autre, jusqu’au climax. Un disque n’ayant guère pour ascendants qu’une poignée d’artistes qui furent capables au fil des époques d’imaginer ce genre de galaxies faites disques trop grandes pour l’étiquette "musique électronique" et aussi contrastées qu’étrangement cohérentes, de Coil à Blackthread en passant par ANBB aka Alva Noto et Blixa Bargeld d’Einstürzende Neubauten avec leur fameux Mimikry resté sans suite. Indispensable.


2. Colossloth - Promethean Meat

Beau loupé que d’avoir délaissé dans nos pages le Britannique Colossloth depuis presque 10 ans et la sortie de l’EP Anchored By Lungs chroniqué ici. En effet, l’auteur du dystopique Butterflies Are Witches de 2012 n’a fait que monter en puissance depuis, comme en témoignait déjà il y a deux ans un Plague Alone beaucoup plus harsh et radical que les deux sorties sus-nommées aux télescopages d’ambiances cinématographiques et mutantes marchant directement dans les pas de Coil. Avec Promethean Meat, réussite absolue pour qui aime se mettre les oreilles en lambeaux, c’est donc cette veine de terroriste sonore abordée plus récemment par le musicien basé à Leicester qui l’emporte, mais dans un bel équilibre flirtant avec le dark ambient des débuts sans jamais prendre le pas sur la puissance d’évocation d’instrus absolument terrassants de noirceur magnétique. A la croisée du harsh futuriste des Slovènes d’Ontervjabbit avec ces synthés orchestrés qui envahissent l’espace, des déluges abstraits d’échardes digitales aux beaux restes industriels de Cindytalk période Mego, d’une ambient bruitiste de caveau des enfers et même d’un metal expérimental liquéfié qui reprend ses droits sur le déluge final Personality Debris où l’on sent poindre les blast beats sous la tempête de verre pilé, Wooly Woolaston ne nous épargne rien, pas même la satisfaction de le voir exceller là où le cousin ricain Crowhurst n’avait qu’à moitié réussi : passer avec le même brio d’un bout à l’autre du spectre des musiques extrêmes.


1. Dolphins of Venice - Mutuals

Ma découverte de cette année 2022 nous vient de l’excellent label expérimental bulgare Mahorka (encore eux !) et n’en sera probablement une qu’à moitié pour qui connaît un peu Tim Koch, aventurier électro australien aux multiples alias et à l’univers fragmenté, ici associé à l’Américain Adrien Capozzi, des musiciens qui approchent mine de rien le demi-siècle de carrière à eux deux. Abstract-hip-hop élastique, downtempo onirique, glitch mélodique, sampling psyché, bande originale imaginaire, électro/ambient impressionniste à la Funki Porcini, IDM tribale, jazz synthétique, trip-hop extra-terrestre... difficile de caractériser en quelques mots cet irréductible second opus du duo, captivante réussite à la fois cinématographique et mentale qui cultive le contrepied rythmique avec un sens du groove jamais démenti en dépit de ses constantes et complexes mutations organiques, et use du sample non seulement comme d’un matériau de construction malléable à l’envi mais aussi et surtout comme d’un vecteur des paradoxes du subconscient, télescopant humeurs et sensations en un maelstrom métamorphe aux allures de montagnes russes. Une énorme claque !


En bonus et pour rendre justice à l’adage selon lequel on n’est jamais mieux servi que par soi-même, un peu d’autopromo avec mes petits favoris parmi une douzaine de sorties perso cette année :

(et ses deux albums de remixes ici et avec plein de chouchous au générique)