2023 en polychromie : les meilleurs albums - #75 à #61

180 albums, car si la frustration demeure de ne pas en citer 100 ou 150 de plus, c’est là que la césure s’avérait la plus supportable en cette année 2023 riche en pépites sous-médiatisées. 180 disques, car le but d’un bilan annuel, de la part d’une publication musicale quelle qu’elle soit, ne devrait pas revenir à montrer que l’on a sagement écouté la poignée d’albums réchauffés que les faiseurs de mode vendus au mainstream le plus racoleur nous ont prescrits, mais bien à faire découvrir des sorties remarquables passées entre les mailles du filet, et comme les plus curieux le savent, ces dernières ne manquent jamais. 180, donc, pour les 180 degrés qui nous séparent, un peu plus chaque année d’ailleurs, des classements de lemmings absolument imbuvables croisés ici ou là.

Dans ce 8e volet plus que dans aucun autre, une majorité de disques que je n’avais pas commentés dans l’année. S’il faut y voir quelque chose, partons sur cette inspiration pas toujours facile à convoquer lorsqu’il s’agit d’un groupe ou musicien souvent mis en avant dans nos pages avec un même sillon qu’il continue patiemment de creuser, ou d’un album s’avérant au contraire particulièrement difficile à essentialiser en quelques phrases succinctes, même si notre volonté de faire découvrir des artistes dignes d’intérêt et souvent absents des colonnes de nos confrères ne passe pas forcément par la recherche d’une quelconque "essence" que l’on vous laisse bien volontiers découvrir par vous-mêmes.




#75. CHRIS&ME&YURI - In the Center We Are One

Avant de vous en reparler en solo, quoique plutôt bien entouré, on retrouve Christophe Bailleau dans une combinaison inédite avec son collaborateur de longue date Yuri Cardinal, dont l’album enregistré avec Julien Ash (NLC) avait fait l’objet d’une précédente inclusion dans ce bilan (en #126 ici). Au programme pour cette rencontre au sommet entre le musicien expérimental belge et son compère vocaliste et plasticien breton également à la flûte, une ambient abstraite émaillée de rythmiques industrielles, de bruitisme électronique, de pulsations synthétiques voire même de cuivres free (Blacatto), qui tend parfois ouvertement vers le futurisme (Frist, ou le presque breakcore Exterlude) mais évoque surtout l’exploration d’intrigants paysages mentaux dont la schizophrénie trouve une incarnation toute particulière dans les interventions vocales plus ou moins manipulées du second, entre borborygmes, interjections et courants de conscience en échos. Une belle étrangeté digne de l’ADN d’aventuriers soniques de ses auteurs.


#74. Swans - The Beggar

Continuant sur la lancée de leurs dernières sorties mystiques et hors-format, de The Seer à The Glowing Man en passant par To Be Kind, The Beggar dans la continuité d’un leaving meaning. entre apaisement et tension hantée, continue son bonhomme de chemin vers la lumière et la rédemption, au point d’y voir Michael Gira, accompagné notamment ici, outre les membres de plusieurs incarnations du groupe ou de son faux-jumeau Angels of Light, par l’excellent Ben Frost aux synthés et autres manipulations analogiques, tutoyer le lyrisme choral éthéré d’un Spiritualized dernière période sous l’impulsion des harmonies vocales de la bassiste Dana Schechter (Michael is Done, No More Of This, Ebbing), entre deux incursions toujours aussi funèbres et hallucinées aux terrassants crescendos d’intensité (Paradise Is Mine, The Beggar, The Memorious). Et que dire de The Beggar Lover (Three), épopée de près de 45 minutes qui démarre sur des cuivres menaçants pour évoluer constamment entre free rock, ambient acoustique et slow burners de lumière noire ? Impressionnant, d’autant plus venant d’un projet aux plus de 40 ans d’existence dont l’inspiration et l’exigence n’ont jamais faibli.


#73. Irreversible Entanglements - Protect Your Light

Tout aussi inspiré que son prédécesseur Open The Gates, le dernier opus en date du quintette jazz mystique et libertaire survolé par le sax colemanien de Keir Neuringer et la poésie spoken word de Moor Mother s’ouvre à davantage de chant (les vocalises de Janice Lowe, entendue récemment chez Brahja), notamment sur un Protect Your Light aux élans de marching band dissonant, alternant brillamment free jazzeries fébriles (Soundness), cérémonies percussives (Celestial Pathways), méditations insidieuses aux atmosphères cinématographiques (Our Land Back) et morceaux mélodiques étonnamment accessibles (l’introductif Free Love, ou plus loin ce Sunshine très Miles Davis de la fin des 50s). Un must absolu pour tout amateur de jazz exigeant pas coincé dans le passé en 2023, mais aussi une belle porte d’entrée vers les classiques free de la grande époque pour les néophytes.


#72. Pink Navel & Kenny Segal - How To Capture Playful

"Si ses productions pour le Maps de billy woods n’étaient pas les plus audacieuses de son répertoire et l’album une relative déception à mon sens, le talentueux Kenny Segal retrouve de sa superbe au contact du rappeur bostonien Pink Navel et livre probablement là l’un des disques de hip-hop les plus originaux de l’année, dont le ludisme nerd et volontiers déstructuré emprunte autant au jazz ou à la pop qu’à l’électronique expérimentale, entre sampling rétro, nintendocore et collages hachés. Électrisé par un flow évoquant l’indie rap canadien et en particulier la virtuosité juvénile du Buck 65 des débuts, How To Capture Playful parvient à mêler expérimentation et lyrisme, dysrythmies jouissives et immédiateté, et s’impose en quelques écoutes comme un classique en puissance."

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#71. Oval - Romantiq

Si la formule d’une musique électronique traitée avec la spontanéité de l’acoustique n’est pas nouvelle chez le pape du glitch, qui défriche ce terrain-là depuis l’indépassable et gargantuesque O sorti en 2010 chez Thrill Jockey, elle n’en est pas non plus vraiment une, de formule, ou tout du moins toujours pas au regard de la liberté et de l’inspiration intactes de l’Allemand Markus Popp sur ce Romantiq né d’une collaboration audiovisuelle pour l’ouverture du Romantik-Museum de Francfort et qui, avec ses enivrantes cascades arpégées, porte on ne peut mieux son titre : une sorte de musique de chambre vénusienne pour des cordes qui n’existent pas, où le digital prend vie avec une insaisissable fluidité dysrythmique ne cachant pas pour autant sa nature composite (cf. les glitchs et loops d’Amethyst ou Wildwasser, et d’une manière plus générale ces sonorités low-end mêlées à d’autres beaucoup plus travaillées, dont un morceau comme Okno est le parfait exemple), bien que flirtant plus ouvertement que jamais avec le modern classical sur un titre tel que Rytmy dont on espère qu’il fera des petits sur ses futures sorties.


#70. JJ Whitefield - MILS001 : Ethio Meditations / Drama Al Dente

Avant l’excellent Puzzled de novembre dernier au groove suave teinté de rétrofuturisme, Jan Whitefield des Whitefield Brothers (remember le génial Earthology ethno-jazz/funk de 2010 avec Edan, Mr. Lif et Percee P en guests ?) inaugurait la nouvelle série d’albums de "library music" du label de Madlib, dont on vous parlait par ici pour le 3e volume signé J-Zone. Un album aux arrangements enivrants où dominent d’emblée en mode feutré les influences éthio-jazz aux effluves psyché chères à l’Allemand (lui-même aux guitares wah-wah, à la flûte et aux synthés), accentuées par l’usage du vibraphone et transcendées par les cordes capiteuses de l’Américain Thomas Lea, collaborateur notamment d’Arthur Verocai, The Gaslamp Killer ou encore Father John Misty. Courte durée des tracks, claviers façon orgue 70s, beats syncopés, basses rondes et intervention sur Simint d’un saxo dont les sonorités évoquent Gétatchèw Mèkurya entre deux morceaux plus électriques... tout cela finit de créer l’illusion avec énormément de naturel et de spontanéité, nous replongeant au temps de ces recueils de "musiques d’illustration" destinées à être placées dans des programmes radio, films ou émissions TV et qui continuent de faire le bonheur des adeptes d’un sampling classieux.


#69. Dead Times - Dead Times

Avant de retrouver Sightless Pit tout en haut de ce classement ou pas loin, détour par un autre projet du batteur/expérimentateur de The Body, qui l’associe celui-là à un certain Steven Vallot, plus connu (quoique) sous l’alias de son projet dark ambient Muslim. De la part d’une telle association, on s’attendait forcément à quelque chose de plus atmosphérique, les projet de Lee Bufford ne manquant jamais de textures et de recoins insidieux aux rythmiques plus en retrait, et d’emblée le harsh noise tempétueux de l’introductif Rosewater mêlant grunt malsain (visiblement celui de Ben Eberle de Sandworm, collaborateur récurrent de The Body) et d’étranges harmonies liturgiques nous donne raison. Si par la suite, les rythmiques plus ou moins cinématographiques (Their teeth are spears and Indian swords) ou implosives et liquéfiées (Psyche Surprises Love) font rapidement leur apparition, on reste ainsi plus près d’une sorte de dark ambient synthétique bruitiste et sursaturé aux tonalités mystiques que du metal ou même de l’indus, avec des morceaux souvent downtempo (I and Thou), irradiés par des réminiscences de musique sacrée (Pietà) ou même tentés par des incursions semi-acoustiques entre tourment et apaisement (Comfort and Control, Be Glad). Un objet musical non identifié qui ne pouvait sortir que chez Thrill Jockey.


#68. Blonde Redhead - Sit Down For Dinner

"Blonde Redhead et en particulier Kazu, toujours en charge des mélodies, renouent ici avec la sensibilité poignante des plus belles heures, qu’elle soit elle-même au micro (sur un Kiss Her Kiss Her morriconien aux accents dub, le douloureux et presque silencieux Sit Down for Dinner Part 1, le plus classique et néanmoins désarmant Before ou l’onirique et tristounette ballade finale Via Savona, potentiel chant du cygne idéal) ou le délègue comme souvent au guitariste Amedeo Pace (les superbes Snowman, dont les onomatopées ne sont pas sans évoquer Gainsbourg, ou If), sur fond d’arrangements baroques plus proches que jamais de l’esprit de Misery Is a Butterfly et d’une instrumentation plus impressionniste tirant le meilleur du minimalisme de Penny Sparkle, l’association parfaite en somme. Quelques "temps faibles" plus acoustiques ou bluesy (Not For Me, Rest of Her Life, Thought You Should Know) sont certes là pour rappeler que l’on n’est pas tout à fait revenu en 2004, mais aussi pour mettre en valeur les moments d’émotion du disque, qui s’avère rapidement attachant."

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#67. Saåad - A Crimson Shore

"Saåad a su cultiver et affiner son ambient gothique aux accents mystiques, jusqu’au superbement produit et très épuré Pr​é​sence Absente de 2018 qui en mettait de côté les affleurements noisy pour toucher à une dimension plus méditative que l’on retrouve aujourd’hui sur A Crimson Shore, de même que cette prédominance des synthés rétrofuturistes à forte connotation cinématographique dont la puissance d’évocation révèle quelques atomes crochus avec un Ben Chatwin aka Talvihorros par exemple. À nouveau seul aux manettes, le Toulousain Romain Barbot développe ici un storytelling instrumental particulièrement cohérent, au gré de 6 compos dronesques stellaires et majestueuses (From All the Places That I’ll Never See) qui semblent cheminer du fatalisme vers une forme d’espoir diffus, de la confrontation inéluctable avec la mort (le magnétique et dissonant I Can’t Push The Death Away) ou les blessures inguérissables de l’existence (le tragique Open Wounds puis Stay et son climax de lyrisme électronique) au foisonnement vibratile des futurs possibles (Elusive Goals)."

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#66. Steven R. Smith - Arroyo Tree Complex

Pas UN grand héritier de Mark Hollis dans ce classement mais bien DEUX, puisqu’après le trio britannique Modern Nature et son élégant et spacieux No Fixed Point In Space, c’est d’un Californien aux multiples projets qu’il est question, Steven R. Smith, avec cet Arroyo Tree Complex sur lequel il joue de tous les instruments. Un disque enregistré très différemment donc des improvisations savamment dirigées puis réorganisées des deux derniers Talk Talk, mais qui en retrouve l’essence évanescente, onirique, désarmante de fluidité dans un rock feutré et néanmoins intense aux arrangements de synthés magnétiques dont les motifs flirtant avec le psychédélisme évoluent constamment. Une science de l’interstice et de l’impressionnisme qui n’empêche pas rondeurs et lyrisme mais se passe ici totalement de chant, rapprochant la musique de l’Américain de celle d’un autre héritier d’Hollis souvent défendu dans nos pages, Matt Christensen de Zelienople.


#65. Mathias Delplanque - Encore

Enregistré sur 7 ans à partir d’archives sonores personnelles et confié par Mathias Delplanque au label expérimental WARM (qui avait sorti plusieurs albums de son duo PLY) plutôt qu’au plus renommé Ici D’Ailleurs, Encore n’a pourtant rien de la collection de chutes ou du recyclage fourre-tout. Ses longues pièces hantées par toute une variété de samples et de field recordings fonctionnent en effet, à l’exception du cout interlude (…) tout en collages hétéroclites mi-rythmiques mi-ambient, comme de véritables compositions aux crescendos saisissants, où drones, cordes, basses fréquences et grouillements organiques nous embarquent dans leur maelstrom funèbre. Une approche qui culmine sur la tension cinématographique de l’impressionnant Alain !, sur les interjections anxiogènes de Tu viens ? et sur le final magnétique et inquiétant de Oh Albino ! avec ces pulsations qui prennent peu à peu le dessus sur les nappes caverneuses et autres percussions mystiques ballotées par le vent. Inclassable et fascinant.


#64. Valance Drakes - Hate Devours Its Host

4 ans après le superbe An Angel In Alliance With Falsehood, c’est une fois de plus chez Amek Collective, le label de Mytrip, que revient sévir le beatmaker londonien basé en Bulgarie, sorte de cousin d’Autechre mais du côté d’un glitch-hop amniotique de plus en plus déstructuré et texturé, toujours à la lisière du sound design et d’une ambient aquatique dont les harmonies oniriques se frottent à des grouillements noisy d’organisme en mutation et des beats syncopés, profonds, étouffés, comme ballotés par les courants marins. Un univers particulièrement singulier qui flirte également avec le futurisme (des voix et murmures cybernétiques de Seeing Is Different Than Being Told ou Heaven’s Vengeance Is Slow But Sure, aux discrets tourbillons synthétiques de For The Dark Is One But Its Shapes Are Many) et nous entraîne un peu plus avant vers les grands fonds à chaque nouvelle sortie aux gré de son mille-feuilles aussi dense qu’hypnotique de samples et field recordings manipulés.


#63. DM Stith - Fata Morgana

"Le New-Yorkais nous rappelle à son talent désarmant de songwriter baroque et d’arrangeur aventureux rompu aux subtilités des productions électroniques avec ce Fata Morgana, sur lequel il retrouve juste ce qu’il fallait de mesure pour à nouveau nous embarquer corps et âme. Dès le lyrique Greyhounds, ça foisonne d’instruments et de textures, tous à leur place avec la lisibilité d’un Sufjan Stevens de la grande époque, et le chant de l’Américain au timbre toujours réminiscent de feu Vic Chesnutt se fait plus lumineux, à la mesure d’un disque qui laisse enfin entrer l’espoir en regardant vers l’horizon. Mais si le rayonnant In the Glare aux synthés irradiés (une constante sur l’album) ou le mal-nommé Doomed ! avec sa rassurante délicatesse acoustique font encore illusion, la suite finit par renouer au détour du merveilleux Uranian Love Song mi-chaleureux mi affligé avec les limbes hantées des débuts."

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#62. µ-Ziq - 1977

"Un petit bijou aussi libertaire qu’élégant, hors du temps et des tendances d’une IDM désormais en constante recherche de vaine virtuosité. Un disque épuré, essentiellement downtempo sans être inoffensif pour autant (cf. les inquiétants Belt & Carpet ou Asda), aux rythmiques suspendues dans l’éther et aux samples vocaux oniriques à souhait, qui cultive la respiration jusqu’à en lorgner sur l’electronica planante des Boards of Canada de la grande époque (Éire, par exemple, charrie le même genre de distos hantologiques aux rêveries agitées), sur un dark ambient dronesque et granuleux (Marmite, Xolbe 3), une kosmische musik pulsatile à la Klaus Schulze (le morceau-titre) voire un imaginaire plus cinématographique quoique toujours un peu rétro aux entournures (Allegro), pour mieux embrayer sans crier gare sur des choses carrément housy à l’ancienne (le bien-nommé Houzz 13) ou une jungle narcotique façon rave sous lexomil (Mesolithic Jungle)."

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#61. Seabuckthorn - Inlandscape

On en causait déjà ici, ce fut une année bien remplie et riche en chemins de traverse pour le Britannique Andy Cartwright, entre kosmische musik, synthétiseurs dronesques et bien sûr soundscapes à la guitare sous l’alias Seabuckthorn qu’on lui connaît depuis son premier EP sorti en 2016 chez Lost Tribe Sound. Avec Inlandscape toutrefois, comme son titre le laisse supposer, la guitare uniquement jouée à l’archet, loin du fingerpicking americana des débuts, finit de se fondre dans une ambient introspective aux nappes épaisses, organiques, souvent abrasives et aux dissonances entêtantes, transfigurée ici par des arrangements de toute beauté et utilisés avec parcimonie, qu’il s’agisse des cuivres de Phil Cassel (Comes to light, Theme II), également à la contrebasse (As in so far), des cordes du violoniste Robin Vargoz (Discoloured now, Theme III) ou de la clarinette de Seabuckthorn lui-même, évoquant sur un morceau tel que Then away, away then les méditations ambient-jazz d’un Arve Henriksen. Envoûtant !