On a rongé 2022 : top albums - #60 à #41 (par Rabbit)

Drôle de tranche où une poignée de Français plutôt révérés dans des univers très différents, quoique rarement mentionnés par nos "influenceurs" nationaux au moment des bilans, côtoient un certain nombre de vrais laissés-pour-compte de ce cru 2022, qu’il s’agisse d’artistes un peu obscurs, d’albums trop radicaux pour ton algo, de sorties de l’été ou de toute fin d’année passées quoi qu’il en soit entre les mailles du filet, de héros discrets des férus d’ambient et apparentés ou encore de stakhanovistes dont on peine à suivre le moindre mouvement discographique au risque d’en louper les plus précieux fragments. À l’exception de Dalëk et Dominique A, appelons-donc cette sélection la salve de rattrapages... une série par ailleurs particulièrement nomade et mélangeuse qui sans avoir l’air d’y toucher vous offrira rétrospectivement quelques-uns des plus beaux voyages musicaux de l’année écoulée.





60. This Immortal Coil - The World Ended A Long Time Ago

Retour surprise de cette fin d’année que celui de Stéphane Grégoire, fondateur du label Ici D’Ailleurs, avec son ensemble à géométrie variable désormais dirigé en étroite collaboration avec le producteur, ingé son et musicien David Chalmin. 13 ans après le superbe The Dark Age of Love, on retrouve ainsi un casting 4 étoiles dont quelques fidèles (Matt Elliott, Christine Ott) mais aussi pas mal de nouveaux venus (du génial Aidan Baker au line-up complet du groupe noise rock Zëro en passant par Shannon Wright, Stian Westerhus ou encore Massimo Pupillo, bassiste du trio italien Zu), et bien sûr cette atmosphère fantasmagorique qui rend hommage tant au fameux projet collaboratif This Mortal Coil d’Ivo Watts-Russell (alors patron de 4AD) pour le concept qu’aux séminaux Coil de John Balance et Peter Christopherson. Un nouvel album-monde aux atmosphères captivantes qui envoûte de bout en bout, de ballades fantomatiques et dissonantes (Where Are You ?) en cérémonies occultes (Titan Arch, avec le chant plus proche que jamais de David Sylvian du vocaliste d’Ulver, Kristoffer Rygg), d’instrumentaux insidieux (Dark River) en lamentations ambient (Cold Cell, A White Rainbow), ou encore d’une sorte de New Age étonnamment élégante (Fire Of The Mind) au véritable oratorio du poignant final Going Up où les cuivres d’Elisa Bognetti et le chant d’opéra de l’acteur Márton Csókás (abonné aux rôles de méchant à Hollywood et notamment croisé dans Le seigneur des anneaux  !) sont en état de grâce.


59. Chris Abrahams - Follower

En bon aventurier de ces niches expérimentales rapprochant le jazz de l’ambient et des musiques électroniques, l’Australien Chris Abrahams, pianiste des très influents et toujours aussi pertinents The Necks, traîne son spleen hanté sur un tapis d’accords plombés, de textures abstraites et de percus déstructurées sur ce nouvel opus pour l’écurie Room40. Tandis que de lentes et lourdes pulsations rampent sur l’introductif Costume, no man’s land post-classique de plus de 13 minutes, New Kind Of Border télescope improvisations rythmiques, piano en liberté et glitchs stridents avant de laisser place à la tension inquiétante d’un Sleep Sees Her Opportunity évoquant autant le foisonnement électro-acoustique d’un Jan Jelinek que les pianotages malaisants des BOs horrifiques de Morricone au tournant des 70s. Quant au final Glassy Tenseness Of Evening, il joue la carte de l’hypnotisme et de la perte de repères, deux concepts a priori antinomiques que le musicien embrasse pourtant dans un même mouvement, entre microsound mouvant et battements martelés.


58. Dälek - Precipice

15 ans après le chef-d’oeuvre Abandoned Language, Dälek ne surprend plus vraiment mais ne déçoit jamais non plus, continuant son bout de chemin le long du Precipice  : celui d’un hip-hop qui crépite et larsène, d’autant plus susceptible de laisser tout le monde sur le bord de la route, amateurs de rap comme de shoegaze, qu’il flirte de plus en plus avec l’ambient depuis le superbe Asphalt For Eden. Ainsi, ça drone d’emblée avec délicatesse sur ce 9e opus (Lest We Forget) et ça n’est qu’avec Boycott que le beat fait son apparition, toujours bien lo-fi et noyé sous les couches de guitare abrasives et dissonantes et autres gimmicks de claviers entêtants, au rythme du flow véhément de Will Brooks. Plus ou moins bondissants (Good, ou même Incite brouillé par ses textures à la MBV), aériens (Decimation, Holistic), voire downtempo jusqu’à la neurasthénie (de l’enivrant The Harbingers à l’ascensionnel Devotion), les morceaux comme sur Endangered Philosophies manquent peut-être un peu d’ampleur pour égaler les plus belles réussites passées, à l’exception notable du magnétique A Heretic’s Inheritance où les circonvolutions du guitariste shoegaze Joshua Booth et les synthés d’Adam Jones (Tool), malmenés et empilés par Mike Manteca, offrent une rampe de lancement vibrionnante au flow de Brooks, qui a l’élégance de se faire attendre jusqu’à la 5e minute pour un maximum d’effet.


57. Ivan Shopov - Ambient City

Sur le bien-nommé Ambient City, ode à notre cohabitation forcée avec un milieu urbain de plus en plus technologique, Ivan Shopov aka Balkansky délaisse ses habituels territoires électroniques à la croisée de l’IDM et du dubstep pour explorer ceux d’une ambient synthétique particulièrement cinématographique. Épaulé par un certain nombre de collaborateurs plus ou moins récurrents, au premier rang desquels le Britannique Valance Drakes aux programmations glitchées sur Parallels, et le compatriote Dimitar Bodurov (déjà co-auteur avec Shopov du fabuleux et très atmosphérique Coalescence en 2020, cousin des rencontres Sakamoto/Alva Noto) au piano sur deux titres dont le très deep Late Night d’ouverture à la frontière d’une atonalité inquiétante sur fond de pulsations anxiogènes, le Bulgare semble traquer les réminiscences de notre humanité dans un environnement digitalisé, et déjoue brillamment le piège du sound design désincarné qui guette souvent les musiciens d’inspiration électronique lorsqu’ils s’attaquent à ce genre d’univers nettement plus texturés.


56. Wintermute - Rubber

Une fois n’est pas coutume, je ne vais pas me priver de paraphraser le dossier de presse car il s’agit, en toute transparence, d’une sortie de notre petite structure-maison IRM Netlabel, conjointement avec Lotophagus et Foolish Records, labels des deux musiciens à l’oeuvre ici, j’ai nommé Innocent But Guilty et Wolf City. Guitares noisy ou post-rock, beats aiguisés aux influences tribales (cf. notamment Solid Gold ou le superbe River Ganges avec leur compère JD Roberts au saxophone dronesque), hip-hop (Rubber) ou même dub (sur le très magnétique Spongieux, peut-être le sommet du disque) et atmosphères froides et ténébreuses faites de drones et de synthés : les deux Français ont tiré le meilleur de leurs univers respectifs pour donner naissance à ce nouveau projet et à ces 9 instrus particulièrement évocateurs, qui devraient rappeler d’excellents souvenirs aux admirateurs des regrettés Picore, Lab° ou 2kilos &More, voire pourquoi pas de Scorn pour le downtempo profond et ténébreux ou encore des grandes heures de 65daysofstatic, du temps où le groupe britannique mêlait encore post-rock fébrile et structures électroniques plus abstraites.


55. Loscil - The Sails p​.​1 & 2

Double programme pour le Canadien Scott Morgan (ex batteur de Destroyer qui a eu le nez creux en quittant le groupe de Bejar avant sa déchéance programmée, cf. ici), compilant sur les deux volets de ce projet dévoilé dans un intervalle de deux mois à peine des compositions pour ballets et autres pièces de danse contemporaine enregistrées depuis le milieu des années 2010 et retravaillées pour l’occasion. Comme toujours avec Loscil, on est dans une ambient dronesque aux arpeggiators évanescents et aux pulsations presque dub, mais sur un format plus resserré qu’à l’accoutumée (de 4 à 5 minutes pour la plupart des titres de la première partie, et jusqu’à 6/7 minutes sur la seconde) qui n’empêche par les harmonies vaporeuses de charrier leur quota de spleen troublant et de doutes intimes entre deux morceaux à la dynamique plus cinématographique et futuriste, à la manière d’un Ben Chatwin. Préférence probablement pour The Sails p​.​2 et son équilibre idéal entre déferlantes ambient et envolées rythmiques, luminosité diffuse et malaise sous-jacent.


54. Raw Poetic & Damu The Fudgemunk - Space Beyond the Solar System

Pas mal de hip-hop dans cette tranche, un peu de jazz aussi, ça tombe bien, Space Beyond the Solar System fait le lien, sous l’égide des immortels A Tribe Called Quest et Sun Ra. Seconde collaboration en 2022 pour le rappeur Raw Poetic et son fidèle producteur Damu The Fudgemunk aka le DJ Shadow des 20s, après un très pop et moelleux Laminated Skies qui m’avait tout de même nettement moins emballé que le EAT mentionné ici, cet album absolument gargantuesque lâché en toute fin d’année, du haut de ses plus de 2h de musique qu’il sera préférable de digérer en plusieurs fois, fait montre d’une tout autre inspiration, les deux compères retrouvant même le vétéran jazz Archie Shepp, oncle du premier, sur quelques titres cousins de ceux de l’excellent Ocean Bridges de 2020 si ce n’est que le trio décolle cette fois pour le cosmos à coups de synthés et d’arrangements solaires ou de guitare ascensionnelle. Ailleurs, beaucoup de piano et de claviers, de pads oniriques et de synthés stellaires pour habiller ce hip-hop pastel et bouillonnant qui parvient à équilibrer ambition d’ensemble et simplicité mélodique, tout en ménageant une place de choix aux atmosphères de méditations astrales, en particulier sur le classique instantané The Life In It et évidemment cet Antidote Island qui vient clore le disque sur 23 minutes sans temps mort évoluant de la fugue jazzy à l’hymne orchestral.


53. Locrian - New Catastrophism

Après avoir incorporé des influences post-rock et acoustiques à leur drone déliquescent sur le superbe The Crystal World puis complètement rebattu les cartes en 2013 avec un Return To Annihilation ouvertement post-metal, pour faire ensuite évoluer cette direction, l’aspect prog en moins, avec une touche black/noisy bien sentie et quelques synthés dystopiques sur Infinite Dissolution, André Foisy et Terence Hannum ont simplement lâché l’affaire pendant 7 ans, se consacrant à leurs autres projets (citons notamment The Holy Circle pour le premier avec plusieurs albums synth-pop en compagnie de sa moitié). Autant dire que l’on ne savait plus vraiment à quoi s’attendre de la part des Américains et nous voilà servis : entre doom-ambient caverneux, post-folk crépusculaire et drone mystique, rehaussés ici et là de beats ambient-techno ou d’envolées de guitare claire, New Catastrophism est encore ailleurs, renouant avec les influences du tournant des 10s (du sommet The Clearing à leur collab avec Mamiffer) tout en conservant des dernières sorties quelque chose de plus ample et produit. Forcément, par ici, on adore... mais il y a fort à parier que les amateurs de metal épique qui espéraient une suite directe à Infinite Dissolution ont dû en mordre leur chevalière.


52. Keiji Haino / Jim O’Rourke / Oren Ambarchi - "Caught in the dilemma of being made to choose" This makes the modesty which should never been closed off itself Continue to ask itself : "Ready or not​ ?​"

On retrouvera Keiji Haino, gourou nippon des musiques extrêmes, un peu plus haut dans ce classement, et idem avec Ambarchi, moins productif qu’à l’accoutumée en 2022 et néanmoins toujours sur les bons coups. Pour autant, impossible de faire l’impasse sur cette nouvelle collaboration des deux musiciens avec l’Américain Jim O’Rourke, tokyoïte d’adoption, chez Black Truffle toujours, label du sus-nommé guitariste australien... la 10e, un an après l’excellent Each Side Has A Depth Of 5 Seconds - A Polka Dot Pattern In Horizontal Array - A Flickering That Moves Vertically (#60 ici), pour le trio qui n’en finit plus d’explorer l’imaginaire mystique d’une musique improvisée associant percussions traditionnelles, manipulations analogiques, serpentins psyché/noise en roue libre, no wave et prose en Japonais. Comme souvent, les morceaux tournent autour des 20 minutes et s’avèrent à la fois primitifs et retors, déversoirs d’hypnotisme abrasif et sauvage qui surprend ici avec son titre d’ouverture très épuré voire faussement zen faisant la part belle aux gongs asiatiques et autres idiophones métalliques.


51. Sam Prekop & John McEntire - Sons Of

En 2022, on aura notamment pu croiser Sam Prekop aux synthés modulaires sur le premier album de Doug McCombs dont les méditations électro-acoustiques en liberté ont échappé de peu à ce classement, ou encore en solo avec le très minimal The Sparrow tout en pulsations kosmische. Mais c’est avec son compère de The Sea and Cake et frère d’armes de McCombs au sein des indépassables Tortoise que le Chicagoan met véritablement les bouts : une approche inhabituelle pour l’un comme pour l’autre, télescopage d’électronique stellaire et de techno organique en perpétuelle évolution dont les morceaux ne finissent jamais comme ils ont commencé. Né d’impros live entre les deux amis collaborateurs depuis presque 30 ans qui ont su conserver sur disque ce feeling spontané en dépit de la prévalence des boîtes à rythme, Sons Of bénéficie en effet du sens du rythme et du mixage de John McEntire, ingé son et batteur qui sait accentuer le groove de ses machines avec fluidité, faisant claquer les beats sans pour autant les laisser prendre l’ascendant sur les pads mélodiques et autres textures vaporeuses réminiscents du rétro-futurisme des années 70/80.


50. CMPND - Long Live The Court

Je reste bouche-bée du peu de retours et d’excitation des médias même hip-hop pour ce nouveau bijou du trio de Brighton, trois ans après l’excellent Eagle Court qui en avait pourtant fait l’une des révélations du label High Focus cette année-là. Allez savoir pourquoi tout le monde se fout bien de cette usine à tubes déliquescents à la croisée de Jam Baxter et des Cult of the Damned pendant que des rappeurs british insipides aux pseudo hits préfabriqués et mal torchés remplissent des Zénith... car si ce Long Live The Court s’avère nettement plus dark, mélancolique et malaisant (tour à tour ou tout en même temps) que son prometteur prédécesseur avec ses pads aux distos futuristes et ses flow dédoublés aux doppelgängers déformés façon Captain Murphy du caniveau, l’efficacité de ce deuxième opus est absolue, entre beats au cordeau à mi-chemin du grime et de l’indie rap UK, ces flow traînants aussi véloces que décontractés aux rimes déconcertantes de fluidité, ces gimmicks baroques bien sentis et bien sûr ces basses tubulaires rondelettes et profondes qui résonnent dans la nuit. La faute à cette immonde pochette photoshopée qui ne laissait rien entrevoir du talent de ces cousins bad-trippés de Strange_U ?... ou à une sortie estivale mal négociée peut-être ? Le mystère reste entier et on n’en gardera que plus précieusement le secret... pour le moment du moins !


49. Dominique A - Le Monde Réel

Après 10 années de disette à regarder de loin notre ancien héros de la "chanson rock" frayer avec une "variété rock" calibrée pour les radios au gré d’albums de moins en moins intéressants, on aurait presque pu passer à côté de ce Monde Réel. Heureusement, Vie étrange, dans la foulée du plus épuré et presque écoutable La fragilité, était venu en 2020 nous réconcilier doucement avec le bonhomme, un album cotonneux d’une grande délicatesse, très atmosphérique, presque ambient par moments, témoignant d’une envie de retour au bercail créatif. Pour autant, rien ne nous avait vraiment préparé à l’état de grâce du 16e opus qui nous occupe ici, et que l’on jurerait, en le découvrant à l’aveugle, produit à nouveau par le collectif Gekko tant la luxuriance impressionniste, savante et capiteuse des arrangements, quelque part entre Mark Hollis et le Bashung de L’imprudence, vient rappeler d’emblée celle du chef-d’oeuvre mal-aimé que fut Tout sera comme avant (2004), mis en musique à l’époque par Jean Lamoot et ses compères. En réalité il n’en est rien, mais on ne perd pas vraiment au change : c’est en effet un certain Yann Arnaud qui est aux manettes, croisé du côté des albums de Sébastien Schuller et Syd Matters et ça s’entend. Ainsi, du crescendo lyrique et mouvant du merveilleux Dernier appel de la forêt à la langueur bucolique du final Au bord de la mer sous la pluie en passant par les envolées orchestrales de Nouvelles du monde lointain, les sinuosités mélodiques du superbe Les roches entre clair-obscur et mélancolie, les sensations d’éternité du single Désaccord des éléments ou les éruptions anxiogènes d’un morceau-titre qui n’est pas sans évoquer John Barry, le ballet presque cosmogonique des instruments (flûte traversière, harpe, glockenspiel, piano, cuivres et cordes notamment) fait merveille en écrin de ces allégories d’un monde qui s’éteint, inquiètes quant à l’avenir sans être dénuées d’espoir. Le plus bel album de mister Ané depuis L’horizon, au moins.


48. Vague Voices - II. Е​л​е​г​и​и

Que dire sur ce successeur du magnifique Гробник, si ce n’est qu’il est peut-être encore meilleur, derrière son titre tout aussi imprononçable pour nous autres non-russophones condamnés à en déchiffrer (ou en fantasmer) la signification ? On y retrouve évidemment les Bulgares Cyberian et Mytrip, toujours du côté d’Amek Collective, label du second, toujours avec la même mixture de drone incandescent, de musique industrielle et d’electronica hantée par une chorale d’ectoplasmes irradiés, toujours le même genre de beats étrangement organiques à la fois abrasifs et caoutchouteux, et des morceaux toujours puissants et dystopiques, mystiques et intrigants, cinématographiques et belliqueux. Là où II. Е​л​е​г​и​и titre son épingle du jeu, c’est peut-être en terme de production, avec un son énorme et profondément homogène dont la densité nous terrasse de la première à la dernière seconde, sans véritable respiration mais sans jamais s’avérer étouffante pour autant.


47. BRAHJA - Watermelancholia

Le jazz contemporain a pris davantage de place dans mes écoutes en 2022, et ce nouvel opus du saxophoniste et claviériste Devin Brahja Waldman aka BRAHJA, entouré de 8 instrumentistes gravitant pour l’essentiel dans les sphères free jazz, est un parfait exemple du genre d’univers qui capte mon attention en la matière. Quelque part entre Ornette Coleman pour le sax névrotique aux mélodies volontiers anxiogènes qui se dédouble en harmonies dissonantes (influence qui culmine sur cette batucada finale étrange et décadente portée par une batterie aux allures de boîte à rythme lo-fi), et le Art Ensemble of Chicago pour l’aspect mélangeur et le chant marqué par un gospel politiquement chargé (en l’occurrence celui de la poétesse Janice Lowe, également flûtiste sur 3 titres du disque), ce très habité Watermelancholia ne manquait en effet pas d’atouts pour me happer au gré de ses atmosphères insidieuses, du piano détaché de Damon Hankoff (du Brahja Waldman’s Quintet) évoquant par moments certains projets de John Zorn à cette contrebasse toute en tension inquiétante et feutrée (cf. le presque ambient Sorcery of Terminology).


46. Jake Muir & Evan Caminiti - Talisman

Encore une sortie estivale passée entre les mailles que je n’ai rattrapée qu’en toute fin d’année, pas faute de suivre de très près les projets des deux têtes pensantes de Barn Owl, Jon Porras et Evan Caminiti, dont le premier m’a d’ailleurs quelque peu déçu ce coup-ci avec les douceurs classical ambient d’un Arroyo un peu léthargique à mon goût. Ce n’est par contre absolument pas le cas de ce Talisman qui voit Caminiti, au genre de guitare électrique fantasmagorique qu’on lui connaît, délaisser les synthés dystopiques de ses sorties des années 2010 pour confier les textures et manipulations analogiques au musicien ambient Jake Muir. Une association qui fait mouche et prend la direction opposée de celle de Porras : aucune joliesse ici, mais des soundscapes hallucinés aux allures de cauchemars éveillés, évoquant pourquoi pas cet envers du monde qui s’éveille à la nuit tombée dans les films de David Lynch à la grande époque, une bande-son de psyché dévastée mais aux sonorités résolument viscérales qui s’inscrit en termes d’imaginaire anxiogène et troublé dans la continuité des fantastiques Coiling et Meridian, le beatmaking en moins.


45. Oiseaux-Tempête - What on Earth (Que Diable)

Le collectif des multi-instrumentistes Frédéric D. Oberland, Stéphane Pigneul et Paul Régimbeau (Mondkopf) se fait une nouvelle fois le reflet des turpitudes de notre planète en ébullition avec ce successeur du terrassant From Somewhere Invisible, nouveau sommet de tension larvée et d’intensité habitée aux confins du post-rock nomade et du soundtrack post-apocalyptique irradié aux synthés modulaires. Véritable machine de guerre sur scène dont la dynamique menaçante imposée par le batteur de feu Mendelson, Jean-Michel Pirès, n’a égal que le magnétisme lancinant, Oiseaux-Tempête se fait plus contrasté sur album, alternant sur What on Earth (Que Diable) spleen cristallin (Terminal Velocity, Waldgänger) et crescendos clairs-obscurs (Voodoo Spinning, ou Nu.e.s Sous La Comète extirpé de l’abîme par son piano à la The Necks), montée en tension hallucinée flirtant avec le dark ambient (The Crying Eye — I Forget et ses 20 minutes d’abandon aux forces obscurantistes magnifiées par les troublantes supplications vocales de Radwan Ghazi Moumneh, âme de Jerusalem in My Heart) et déferlement motorik (A Man Alone, où surnage, fatigué mais toujours combatif, le timbre éraillé de G.W.Sok de The Ex) . Du chant modulé, presque abstrait, de Ben Shemie (Suuns) sur Black Elephant au vocalises lyriques tourmentées de Racha Baroud sur Dôme, final ambient en combustion, en passant par les cordes affligées de Jessica Moss, les invités sont comme toujours en première ligne, communion nécessaire pour entretenir la flamme d’une humanité sur le déclin.


44. Grosso Gadgetto & NLC - Story of an Ordinary Day / Snake Moult

On retrouve Grosso Gadgetto, associé cette fois à Nouvelles Lectures Cosmopolites aka NLC, projet réactivé en 2021 après une quinzaine d’années de hiatus et qui nous aura également offert son lot de pépites l’an passé, de l’ambient fantasmagorique de Non-Dits au drone abrasif et dystopique dOre en passant par la pop atmosphérique sombre et inclassable aux accents synthétiques de The Golden Age pour ne citer que mes petits préférés. Et en "versus" avec le beatmaker de Villeurbanne sur ces deux albums sortis chez Attenuation Circuit à tout juste deux semaines d’intervalle cet été, eh bien c’est encore plus prenant, quelque part pour Snake Moult entre IDM en route pour les étoiles, new wave du côté obscur et lyrisme des orchestrations, celles du violon d’un certain Jean-Paul Escudero en guest, tandis que sur Story of an Ordinary Day, c’est une ambient très dense et évocatrice qui prend le dessus, mêlant field recordings incandescents, piano onirique, synthés occultes, guitares, vocalises éthérées et autres murmures incantatoires, avec toujours ces cordes aux arrangements plus inquiétants cette fois, soulignant la féérie noire de cette bande originale fantasmée qu’on imaginerait idéale pour un roman graphique de Neil Gaiman.


43. Jason van Wyk - Descendants

Que de chemin parcouru pour le musicien sud-africain mentionné tout en bas de ce classement il y a 5 ans tel un espoir en devenir. L’épure de cet Opacity, qui s’inscrivait dans l’esthétique classical ambient fragile et intimiste du label Home Normal tout en donnant à entrevoir sur des morceaux aux synthés plus présents comme Shimmer ou Hidden l’ambition de flirter avec les astres et leurs reflets d’éternité, laisse place sur ce 4ème album et du côté de la structure californienne n5MD, aux passions plus maximalistes, à des morceaux autrement plus denses et vertigineux dans leurs ballets de textures au souffle craquelant, qu’ils soient sous-tendus de pulsations somatiques (All This Time, Glimpse) ou renouent par intermittence avec le spleen pianistique atemporel de l’opus précédent (Undoing), ici d’autant plus onirique qu’il surnage à peine dans un océan de synthés délicats et d’harmonies réverbérées. L’un de plus beaux albums ambient de l’année, à ranger quelque part entre la puissance cinématographique d’un Ben Chatwin (Talvihorros), les lames de fond crépitantes et comme nostalgiques d’un futur jamais réalisé chères à Rafael Anton Irisarri (Reach, Past) et l’ampleur mythologique et organique de Giulio Aldinucci ou d’Ekca Liena (Held Still, Surface Drone).


42. Boxguts X Hobs StayBusy - Royal Water

De Jakprogresso à Will Taubin en passant par Marrow, Boxguts a toujours eu le nez creux pour dénicher des collaborateurs du côté obscur. Pourtant, plus encore qu’Il Brutto avec Devils In The Details qui faisait probablement jusqu’ici office de favori me concernant dans sa pléthorique discographie, le Canadien Hobs StayBusy a su transcender le goût du New-Yorkais pour les prods cinématographiques et malsaines, offrant une collection idéale de vignettes sombres et incisives à son flow carnassier. Les choeurs samplés sentent le giallo (Acts Of Balance), les basses sont funestes à souhait (Arc Raider, Odd Fungus) et les loops de piano sépulcraux comme il faut (Alchemy), même les incursions jazzy semblent au bord de la maladie (Upholding The Crest), quant aux cuivres arabisants de Mic Machete, ils suintent la tension insidieuse. On est quelque part entre Gravediggaz (Unrelenting) et le meilleur de Necro (Pickle Toes), horrorcore à tous les étages mais sans le chichi et l’ironie de ses héritiers d’aujourd’hui, ici on vit encore à l’heure du boom bap bien lo-fi, tout ça sur une vingtaine de titres où rien n’est à jeter.


41. Kotra - Radness Methods

Parallèlement aux activités de son nouveau label lancé avec Zavoloka, I Shall Sing Until My Land Is Free qui multiplie depuis quelques mois les sorties engagées d’insurrection sonique (signées entre autres Ilpo Väisänen et Merzbow), l’Ukrainien Dmytro Fedorenko (aka VARIÁT et moitié de Cluster Lizard, deux projets dont nos lecteurs les plus assidus sont probablement déjà familiers) a réactivé en 2022 son alias Kotra, le plus expérimental et abstrait du lot, pour livrer ce surpuissant Radness Methods aux beats implosifs et aux synthés détériorés, convoquant une sorte de transe polyphonique massive et saturée aux confins de l’IDM, de la technoise et du pur terrorisme sonore. On pense aux enregistrements les plus radicaux d’un Sturqen, fidèle de son ancien label Kvitnu mais en beaucoup plus frontal, à la manière d’un rouleau compresseur belliqueux dont la roue aurait été lardée de clous rouillés et de verre pilé, avançant au son des sirènes de raids aériens... autant dire que l’album, bien qu’enregistré avant le début de la guerre en Ukraine, en est la bande-son idéale du côté d’une résistance acharnée pour la liberté.