Ultra Vivid Scene - Joy 1967-1990

Je sais, je sais... je vais encore vous parler d’un de ces fameux "chefs-d’oeuvre oubliés" des années 90. Mais lequel !


1. It happens every time
2. Staring at the sun
3. Three stars
4. Special One
5. Grey turns white
6. Poison
7. Guilty Pleasure
8. Extra Ordinary
9. Beauty #2
10. The kindest cut
11. Praise the low
12. Lightning

date de sortie : 29-05-1990 Label : 4AD

En 1989, fort du succès de son premier single, "Mercy Seat", qu’il avait réalisé tout seul comme un grand, Kurt Ralske avait réussi à s’enfermer en studio et à réaliser sous le nom Ultra Vivid Scene un album éponyme qui n’avait pas laissé indifférents les amateurs de noisy rock de l’époque. Armé de distorsions terribles et de boîtes à rythmes, hanté par ses obsessions sado-masochistes proches des élucubrations d’un jeune Lou Reed et qui feront par la suite le fond de commerce d’un Trent Reznor, le disque qui avait résulté de ces sessions, terrible album solo d’une noirceur déprimante à la pochette enigmatique (signée Vaughan Oliver, elle représentait une brosse à dents), était un hommage à la fois aux frères Reid qui venaient de déferler sur l’Europe mais aussi les Etats-Unis, mais aussi à sa ville (New York) et aux glorieux pionniers du rock qui en faisaient les beaux jours dans toutes leurs ténèbres, en particulier le Velvet Underground. Mais la filiation avec Lou Reed restait en filigrane, et c’est plutôt du côté du terrifiant "White light white heat" que Kurt allait puiser ses sonorités. En résulta un album un peu trop monotone, trop autiste et pas assez accrocheur pour réellement prétendre à un statut énorme.

Mais ce n’était que son coup d’essai.

Lorsqu’en 1990, moins d’un an après cet apéritif, Kurt revient, avant même d’avoir ouvert son album, on comprend qu’il ne rigole plus. Le titre est déjà un épitaphe. Un saut dans le temps, de 1967 à 1990. La date fait sourire. L’obsession de Kurt pour le Velvet irait-elle jusque là ? Un christ en croix orne quatre fois la pochette. Trois vierges Marie font le dos. Souffrance et compassion. Ils sont flous et signés Vaughan Oliver. Les titres nous font penser que le thème du disque sera le même que le précédent. Sado-masochisme... "it happens all the time", "Poison", "Guilty Pleasure", "The kindest cut"... Un hommage (encore), à Andy Warhol avec "Beauty #2"... Circonspect, on met le disque. Va-t-on encore recevoir une déflagration sonore surmontée d’une voix suave qui raconte mille horreurs ?

Non. Bien sûr que non.

Ce serait trop facile. La guitare saturée est là, puis une batterie (ou une boîte à rythmes ?) claque, un rythme synthétique démarre, et la voix (cette voix !!!) suave et rigolarde de Kurt ouvre le bal : "it happens every time, i wake up screaming...", un orgue balance des notes longues... tout paraît presque joyeux, pop, il y a une guitare acoustique, pourtant quelque chose ne va pas, ce solo de guitare (extrêmemnt compliqué mais qui semble couler de source) n’a pas l’air tout à fait en place... L’effet sournois du disque a commencé. C’est un malaise joyeux, une douleur consentie. On tient là le summum de l’écriture sadomasochiste.

Kurt n’est plus seul, il y a quelques invités, ou du moins il ne veut plus sonner "projet solo". D’où cette production lêchée à l’extrême (signée Hugh Jones), ces myriades d’instruments... et chaque chanson est unique, un bijou, il n’y en a pas une mauvaise. Quelques unes néanmoins retiendront notre attention, comme des exemples de pop songs parfaites et perverses. Car voilà le mot, ce disque est pervers.

La terrible complexité et la virtuosité de composition et de jeu se cachant derrière les couches de guitares et derrière le format pop n’est pas immédiatement perceptible, mais ce disque est addictif, vénéneux. Kurt résume d’ailleurs le sentiment sur le sublime "Poison", une des plus belles chansons jamais enregistrées, aux guitares étherées rappelant son compagnon d’écurie Robin Guthrie : Give me some poison, ’cause it might be pure, clame-t-il. C’est tout à fait cela, c’est "Special One" (Did you have to tell me on the phone to never fear to be alone ? Did you have to be special one ? demande-t-il, désespéré), renforcé par la superbe performance vocale de Kim Deal aux choeurs lui répondant "How do you think it feels just right now ?", cruelle et hautaine, c’est "Beauty #2", autre chanson merveilleuse aux arrangements subtils, raffinés à l’extrême, c’est "Praise the low" qui, n’utilisant que des instruments et des mélodies celtes (bodhran, fiddle et compagnie), réussit la gageure de sonner comme un hymne funèbre, à mille lieues de l’image qu’on se fait de la musique irlandaise, c’est le leitmotiv répétitif de "Lightning" qui clôt superbement le disque...

Après cet album, Kurt partira en tournée avec un groupe (dans lequel officiera un jeune Moby au clavier) et sortira "Rev", hommage vibrant mais trop évident au Velvet Underground, plus rêche dans sa production, misant sur des murs de guitares saccadées à la Sterling Morrison, abandonnant le format pop, qui sera un échec. Puis retournera à l’étude de la perfection dans la musique concrète, sortant de temps à autres de son isolement pour produire des albums new-yorkais (comme le premier album d’Ivy).

Mais restera pour toujours ce monumental et monolithique "Joy", point d’orgue du génie d’un homme seul. Tout se joue sur cette façon de chanter, douce et vénéneuse, et sur cette obsession de la perfection pop. On songe bien entendu au jeune Lou Reed qui cherchait à écrire la perle pop idéale avec "Sunday Morning" en 1967. Le pont du titre de l’album est franchi, sans aucun mal. La joie de jouer ce genre de musique est née en 67, Kurt veut la tuer en 90. Il n’essaiera plus, après. Il tournera la page.

Et quel label pouvait se permettre de sortir ce genre de disques en 1990 ? 4AD, bien sûr. C’est tellement évident...

"She says there’s nothing better... I wish I never met her : She never walks the streets in daylight, she never walks the streets at night. I found the sweetest treasure here, in guilty pleasure." sussurait Kurt. On en frissonne encore, seize ans après.

Chroniques - 07.01.2006 par lloyd_cf