Nobodisoundz : "L’idée d’art total me préoccupe..."

Philippe Neau, l’homme qui se cache derrière l’avatar Nobodisoundz, est un artiste expérimental. Vous le connaissez peut-être par sa pratique picturale, première et fondamentale chez lui, ou peut-être via sa musique, dont nous relayions hier la sortie d’un nouvel EP, Songes d’une nuit d’éther. Vous avez peut-être également vu une de ses vidéos (la sortie de la dernière est d’ailleurs couplée avec l’album). Enfin, vous étiez peut-être un des élèves à qui il a enseigné les arts plastiques. Mais peut-être ne le connaissez-vous tout simplement pas. C’est donc pour faire la lumière sur cet obscur créateur que nous avons souhaité le rencontrer, sachant également qu’allait bientôt paraître une nouvelle instance de sa boulimie productive.

C’est à Sablé-sur-Sarthe que nous nous sommes retrouvés, dans un bar, à deux pas du lycée où il enseigne. S’en est suivi un long échange autour de sa pratique, son parcours, sa vision de l’art et de la musique en particulier. Une discussion qui permettra à chacun de découvrir le bonhomme, de comprendre sa démarche artistique et même, éventuellement, de stimuler sa réflexion sur l’art et le statut de l’artiste. Nobodisoundz est, bien qu’il s’en défende, une figure iconoclaste du monde de la musique. Qu’on aime ou qu’on n’aime pas, son œuvre intrigue. Expérimentale, nous disions. Et bien justement, "expérience", c’est le mot qui permet de faire le lien entre l’activité créatrice de l’artiste et la réception active à laquelle doit s’adonner le spectateur pour entrer dans l’univers où les deux pôles constitutifs de l’œuvre se rejoignent : l’expérience, là où le public et l’artiste fusionnent...


- IRM : Au départ, tu es un peintre, un plasticien, comment en es-tu venu à faire de la musique ?

Philippe Neau : Ça vient des installations. Ma pratique de la peinture a toujours été non conventionnelle, un peu en dehors du châssis, dans l’espace. Au fur et à mesure j’en suis arrivé à faire des installations et j’ai commencé à prendre des morceaux chez certains compositeurs, dans des trucs que j’écoutais. Après j’ai commencé à en découper des petits bouts avec Audacity et de fil en aiguille ça a pris de plus en plus de place. Après, je dois remercier ceux qui m’ont influencé dans cette voie. Simon (alias Monsieur Saï) qui m’a filé Fruity Loops et Yann (Giraud, prof de philo et mélomane dans le même bahut) avec qui j’ai fait deux trois fois de la musique. On faisait les cons avec des platines, des choses comme ça... et je me suis dit que ça pouvait se faire. Ensuite je me suis mis à Ableton Live et le son est devenu quelque chose de plus en plus important, dans cette idée de créer un environnement avec l’installation. Un environnement, pour que le spectateur puisse rentrer dans la peinture. Le son a pris cette place là. Comme la vidéo, qui est venue dans le même temps. Peu à peu, je me suis passé des samples. J’arrivais pas à avoir ce que je voulais. Alors j’ai commencé à utiliser la banque de sons de Live et à faire des enregistrements avec mon téléphone. Et petit à petit, c’est devenu autonome. Il y a des morceaux qui fonctionnent tout seuls et d’autres qui ne fonctionnent qu’avec les images.



- À quel moment, justement, tu t’es dit que ta production musicale pouvait devenir indépendante par rapport aux installations ?

Ça s’est fait tout seul. En fait, à force de faire, tu accumules des trucs. Je créais des sons spécialement pour mes expos et parfois, pour m’amuser, je faisais des morceaux qui n’étaient pas rattachés à une image ou une installation. Après, en découvrant sur internet des blogs et certains netlabels que j’ai écoutés, j’ai envoyé des démos. Ça s’est fait comme ça, à partir d’une masse qui ne servait à rien.
Quand j’ai admis que ça pouvait exister tout seul, j’ai commencé à compiler ces morceaux, à les rassembler dans des familles pour que ça devienne éventuellement des disques ou je sais pas quoi...

- Il n’y a donc pas eu de déclic, de moment où tu t’es dit que ça tenait la route...

En fait, c’est à force de discuter avec des gens qui sont là-dedans, qui en produisent. Les netlabels essaient d’avoir une ligne et comme il y a eu cet écho là, tiens, je me suis dit que ça pouvait tenir la route, que ça pouvait « plaire » ou du moins, que ça tient. Surtout avec le mec d’Echomania chez qui j’ai sorti un album. C’est lui qui a accroché et avec qui j’ai discuté durant un an mais que sur des trucs de samples. Il m’a dit « ouais ça me plaît, il y a quelque chose là-dedans, si un jour tu veux sortir un truc, tu m’en parles » et j’ai travaillé d’autres choses, plus personnelles, avec des sons plus à moi. La rencontre avec Cyesm a aussi été importante. Je l’avais rencontré un été et lui avais fait écouter des trucs, là encore, uniquement composés de samples, et à force de discuter, je me suis rendu compte qu’il y avait quelque chose qui se passait, que ça pouvait exister, et à partir de là je n’ai fait qu’en reconstruire d’autres et j’ai cherché à les diffuser à travers le petit réseau que j’avais commencé à me faire. Dream Escape est le premier album sorti sur Echomania, puis ensuite il y a eu Invocation. J’avais déjà pas mal de choses sur Bandcamp. J’ai fait disparaître ce qui était à base de samples et j’ai laissé ce qui était entièrement à moi.








- Comment tu crées ta musique ?

La production est faite sur ordinateur. Chez moi, j’ai un ordinateur, en bas. Et à l’étage, un piano et une guitare électrique. J’ai aussi un piano droit dans ma chambre. Alors parfois, j’enregistre des sons là-haut sur les pianos. Je pianote, je tape quelques notes... je fais aussi beaucoup d’enregistrements avec mon téléphone, je capte des sons ambiants. Ça peut être dans les musées, dans la rue, dans la forêt, etc. Et après je mets tout ça sur l’ordinateur et je rebidouille avec Ableton Live. J’ai une APC 40, donc parfois il arrive que je joue, j’envoie des morceaux. Mais ce n’est pas régulier. La plupart du temps, le bidouillage se fait à la souris. Je prends les sons, je les inverse, je colle des effets, assez basiques.

- Tu n’as pas de production spontanée, au sens où tu ne fais pas de prise d’instrument live ?

C’est ce que je fais avec les pianos. Mais ensuite, je procède à une sorte de collage sur ordinateur. C’est plutôt une démarche de plasticien. J’ai aucune connaissance scolaire de la musique, du solfège, etc. Tout ça devient une matière dans laquelle je vais puiser, à partir de laquelle je fais des découpages puis des collages. Comme en peinture, je mets des couches, j’essaie de faire vivre ces couches les unes par rapport aux autres. Ensuite j’essaie de trouver une continuité, une durée... mais c’est d’abord un collage. Il y a aussi une part de ma création qui est liée à l’accident. Parfois, je m’échauffe sur le piano, je cherche des trucs, quand j’ai trouvé quelque chose, j’enregistre. Et puis il y a les enfants qui passent dans le couloir... « Ding, ding, ding », ils m’entendent jouer, alors ils se baladent avec leur tambour. Et ça je le garde, ça peut être réutilisé. Les seuls trucs que j’efface, c’est quand mon portable se met à sonner et que ça fait un parasite avec le clavier...

En ce moment, je travaille sur une vidéo [qui deviendra les Songes d’une nuit d’éther , ndlr]. Elle a un statut particulier dans mon travail, un statut bâtard. J’ai déjà fait des sortes de clips, des vidéos qui sont associées à des morceaux. Mais celle-là dans la tête c’est encore autre chose. Je sais pas ce que c’est encore vraiment. Bref j’ai fait un montage d’images. J’ai projeté le montage sur un mur et j’ai joué en même temps une sorte de drone au piano, en direct, sur les images.




J’ai un stock d’images et de temps en temps j’en attrape quelques-unes et je les bidouille. Je colle du son dessus pour créer une atmosphère. C’est une extension à la fois de la musique et de la peinture. C’est venu un peu avant la musique.

- Est-ce que c’est une question d’expression ? Tu voulais exprimer autre chose à travers la musique ?

C’est de l’ordre de l’expression. Mes installations sont liées à ce que je vis. Quelque part, j’essaie de reproduire du côté du spectateur « l’ambiance » qu’il peut y avoir dans mon atelier. Je travaille par terre, je peins au sol. Y en a partout. J’essaie de reproduire cette impression là, d’un truc vivant, en mouvement, avec plein de choses partout et le son a toujours été présent parce que j’ai toujours écouté de la musique. Mon travail sur le son vient de là. À force d’écouter je me suis approprié cette matière. Dans mon atelier je récupère tout ce qui se trouve. Le torchis, la poussière, je vais chercher des morceaux de bois, des feuilles, des ardoises et tout ça va dans la peinture. Le son était là aussi, donc je l’ai intégré. L’image vidéographique, c’est différent, c’est pas la même source.

- Quel était ton intention, de reproduire l’atelier, que l’œuvre soit l’atelier ou plutôt que l’atelier soit œuvre ?

Non. Il s’agissait de retrouver l’énergie, le fait que la peinture ne soit pas un cadre, un carré. C’est pas simplement une surface, mais un espace entier. De la 3D. Une circulation qui se fait à l’intérieur.



- Ton œuvre est donc un espace. Un environnent ? Ce n’est donc pas un hasard si tu considères ta musique comme des « paysages sonores » (soundscapes) ?

En fait, c’est en naviguant sur les netlabels que j’ai vu que je rentrais dans cette catégorie. C’est pas vraiment le qualificatif que j’aurais trouvé. Sur Bandcamp, c’est marqué « expérimental », c’est fourre-tout, c’est simple. Et puis dans l’idée d’expérimental, il y a « non-commercial », et ça j’aime bien. C’est quand j’ai été produit sur les netlabels, qu’on a commencé à appeler ça soundscape. Mais ça me convient tout à fait. Parce qu’au départ ma peinture c’est une sorte de paysage mental. La plupart des sources d’image de mes vidéos sont des paysages. Je me suis approprié au fur et à mesure ce thème de l’espace.

- Je me souviens d’une de tes expositions qui avait pour nom « Muori », qui est le nom d’une île, il y avait déjà cette thématique de l’espace, du lieu, du territoire...

Oui, ça a toujours été présent

- Ce n’est donc pas étonnant que ta musique puisse être qualifiée d’ambient, car cette idée d’ambiance rappelle celle d’un environnement, et donc ici un environnement sonore ? Ce qui explique peut-être le fait qu’il n’y ait pas d’éléments qui apparaissent au premier plan dans ta musique, de choses qui ressortent à partir d’un fond, car ta musique est le fond...

Encore une fois, tout est lié à l’installation et à la volonté de créer une circulation dans l’environnement, notamment par la musique. Mes morceaux sont courts, mais mis bout à bout, les albums durent environ 30 minutes. Durant ces 30 minutes, on passe par différentes ambiances, des modulations. Et cette lenteur ambiante, ce rythme particulier que je crée invite à se laisser aller dans un imaginaire. C’est cette immersion méditative ou imaginative que je cherche également à produire avec ma peinture. Il n’y a pas de message, c’est une évocation dont le spectateur peut s’emparer. Il y a la volonté de laisser une liberté à l’imaginaire.



- Ton souhait est-il d’amener le spectateur à développer son propre imaginaire à partir de tes œuvres plutôt que de lui donner quelque chose qu’il aurait à prendre et qui le laisserait dans une posture passive ?

Oui, il s’agît d’une suggestion. Ça ouvre vers un imaginaire grâce à une suggestion, une atmosphère, un climat, mais il n’y a pas de narration. Si les morceaux sont organisés par titres dans les albums, comme dans Darkk Lux Runner où il y a un texte qui apparaît mais qui reste évocateur : l’ombre, la lumière, le paysage.

- C’est comme si ton œuvre était un cadre, un cadre au sein duquel on se déplace...

Oui.

- Du coup, est-ce que l’œuvre existe dans l’esprit du spectateur qui développe son imagination à partir du cadre dans lequel ton œuvre l’inscrit ou est-ce que tu penses que le cadre se suffit à lui-même ?

On ne peut pas prédire ce qui va se produire dans l’esprit du spectateur. Et on n’a rarement des retours sur ça, c’est quelque chose d’assez intime. S’il se passe quelque chose tant mieux, sinon tant pis. Mais je ne cherche pas à faire réagir d’une certaine façon. Ce que je fait, c’est d’abord pour moi. Ma peinture, elle est d’abord pour moi. Je vis avec mes peintures chez moi, je les change de place, elles font partie de mon quotidien. J’ai besoin de me confronter à l’autre mais je ne discute pas forcément de ce que cela évoque chez les autres. J’ai avant tout besoin de faire et ensuite de percevoir ce que j’ai fait. L’ailleurs que cela produit chez le spectateur, je ne le maîtrise pas et ce n’est pas le plus important.




Mes morceaux sont courts pour de l’ambient. Au bout de 3 minutes, je m’arrête. C’est pas par fainéantise, mais plutôt parce que je m’ennuierais si ça durait plus longtemps. Mes vidéos, c’est pareil. Je veux que ce soit saisissable tout de suite et que ce soit l’accumulation qui produise l’ailleurs. Ce n’est donc pas seulement le spectateur qui a à s’évader vers un ailleurs, c’est l’ensemble qui donne déjà un univers. La plupart des choses que j’expose cohabitent autour de moi. Je suis comme une éponge. Sur une de mes séries de peintures assez sombre, c’est le torchis de mon plafond qui est tombé. Pour les sons, s’il y a du bruit, du vent, ou le coq du voisin, c’est parce que j’ai enregistré ça sur ma terrasse. Je récupère ces éléments qui m’entourent et je les noie dans une masse de façon à ce que cette part autobiographique disparaisse. Il n’y a que moi qui la connaît. Certaines personnes peuvent reconnaître certaines choses, mais c’est pas important. Ça vient de mon réel et c’est intégré dans un ensemble qui en fait quelque chose d’autre, un univers, mon univers.




Ma profession a aussi joué un rôle dans ma production. Certains sujets que je donne à mes élèves me travaillent. Sans que je sois incité, obligé à répondre au sujet, ça macère en moi et puis, tac, c’est rentré dans mon travail. L’idée d’art total me préoccupe. Cette idée d’environnement offre quelque chose de complet au niveau des sensations. Je veux reproduire l’énergie qui règne dans mon atelier quand la peinture est en train de se faire. Un peu à la Pollock. Sa peinture m’a beaucoup marqué. Être dedans, avoir les pieds dedans, marcher dedans...

- Tu m’as dit, pas de narration, pas de choses racontées, tu ne cherches donc pas à exprimer quoi que ce soit, même pas un état d’esprit ? Tu ne cherches pas vraiment à révéler le fond de ton cœur...

Non, pas vraiment. Je suis impliqué par les éléments autobiographiques, il y a pas mal de choses anecdotiques que je peux identifier. En ce qui concerne la noirceur de mes dernières peintures, on m’a récemment demandé si j’étais déprimé. Pas du tout ! La mélancolie est un sentiment qui ne m’est complètement étranger, il m’intéresse d’un point de vue intellectuel, mais ce n’est pas ma mélancolie que je cherche à représenter sur la toile.

- Je sais que la progression de ton travail est très lente, les différentes phases de ta production durent souvent plusieurs années avant que tu passes à autre chose. Tu as eu une période bleue qui a duré longtemps et là tu es passé à quelque chose de plus sombre, est-ce que c’est relatif à des changements dans ton environnement ?

Maintenant, c’est radical, c’est soit noir, soit blanc ou les deux. Tu dis « plus sombre », mais je n’ai pas cette impression. Au départ, c’est un travail sur le blanc qui fonctionne par flux et reflux. Ça a toujours été comme ça. Déjà aux Beaux-Arts, c’était comme ça. Comme si je n’avais qu’une seule idée que j’explore, puis il y en a une qui vient, je l’explore et puis, paf, je reviens en arrière sur ma première idée parce que j’ai été nourri par la seconde. C’est un travail qui s’auto-engendre et qui évolue au fil des rencontres que je fais, des expos que je vois, etc.

- Mais qu’est-ce qui provoque les ruptures entre les séries. Il n’y a pas eu un basculement dans le dark ?

Dans le dark, non. Mais il y a eu un basculement vers le paysage. Je m’en suis rendu compte avec mes peintures bleues. C’était très plat, un espace plan et je me suis rendu compte que ça basculait vers l’étendue. En ce qui concerne le « dark », c’est venu par les pochettes de Brian Eno, les Music For Apollo [en fait, Apollo : Atmospheres and Soundtracks, ndrl], ce sont des images de planètes, des paysages lunaires, assez sombres, et le noir est venu comme ça, par cet espèce d’imaginaire. Ça ne veut pas dire qu’il n’a pas de connotation psychanalytique ou psychologique vis-à-vis de moi, mais je n’ai pas cherché à fouiller de ce côté et ça ne m’intéresse pas vraiment. Cette ambiance s’est imposée à moi comme le bleu s’était imposé plusieurs années avant.

- Comment tu fais pour t’approprier cette œuvre dont tu sembles te détacher complètement ? Je pense en particulier à la musique qui est constituée de bouts de réel, de field recordings, de choses qui ne sont pas à toi au départ. Comment tu fais pour les considérer comme tiennes ?

C’est le temps passé à le faire et surtout le choix. Ma musique résulte d’un choix parmi les sons que je récupère, un choix pour les mettre ensemble, pour les trafiquer, les triturer, c’est comme ça que je me l’approprie. C’est aussi la cohérence de l’ensemble. Si tu réécoutes mes premiers morceaux et ensuite les derniers, tu peux reconnaître que c’est issu de la même personne. C’est cette cohérence qui fait que je sais que c’est à moi, que c’est le prolongement d’un travail que je mène depuis longtemps. Ma personnalité apparaît aussi de manière négative, à travers ce que je refuse de faire : la narration, le fait de dire quelque chose ou de dénoncer. Pour moi le son est une masse, un peu comme un sculpteur, je taille dedans, je fais des choix, je garde des choses et en retire d’autres, c’est comme ça que je me l’approprie.




- Autre chose, soyons clair, tu n’es pas musicien et tu fais de la musique, est-ce que tu as un propos pour justifier cette approche de la musique ?

Je fais une musique de plasticien en fait. Déjà dans ma peinture, j’aime détourner la connaissance technique pour me situer dans une pratique sans savoir-faire. Avec le son, je n’ai aucun savoir technique, mais j’ai une attirance qui est là depuis longtemps. Grâce aux machines, on peut avoir une approche, une réelle prise sur le son, sans maîtriser les codes traditionnels de la musique. Il y a juste à tourner des potards... Ma pratique se fait la nuit, au casque, dans mon salon, je n’ai pas vraiment de lieu dédié à la musique et je réagis comme un plasticien sur un matériau sonore tiré de mon quotidien, ces fameuses choses que j’enregistre avec mon téléphone. Je trafique les sons et arrive à une texture qui me plaît. Ça s’arrête là. Ensuite, ce qui est très important pour moi, c’est la cohérence de l’ensemble. Ce non-savoir-faire, qui peut choquer ou embêter les « vrais » musiciens, n’est pas non plus la marque d’une attitude volontairement iconoclaste, du mec qu’est là pour casser des codes, remettre en question les pratiques, critiquer les savoirs techniques. Même si je ne sais pas faire, ce que je fais, je le fais sérieusement. J’ai aussi cette approche un peu naïve de la création qui laisse une part au hasard, à l’accident et de laquelle tu constates qu’il se passe quelque chose, de manière un peu magique. Et à force de faire sans savoir-faire, il y a un certain savoir-faire qui en découle, par l’expérience. C’est aussi en ce sens que j’entends « expérimental », c’est une « expérience » pour moi. Maintenant, j’arrive à situer mon son, ma pratique, ce que j’aime et ce que je n’aime pas.

- Qu’est-ce qui fait de quelqu’un un artiste, selon toi ?

C’est avant tout la pratique. N’importe qui peut être peintre ou musicien, ce qui compte, c’est de faire des choses. D’accumuler un travail, une œuvre, de prendre du recul, voir si quelque chose se passe ou non. Ce quelque chose, il est guidé par la pensée, mais se manifeste dans le "faire". C’est dans le "faire" qu’apparaît la logique d’une pratique, pas forcément dans un concept ou un plan pensés en amont.

- C’est une démarche qui va à l’encontre de la professionnalisation de l’artiste, celui qui fonctionne par commandes et qui y répond avec des plans, un budget, un cahier des charges...

Oui, et c’est tout fait conscient de ma part. Ça va aussi contre l’idée de pouvoir vivre de cette pratique. Quand tu ne veux faire que cela, si tu veux en vivre et si tu commences à faire quelque chose qui plaît, alors tu vas appliquer une recette et répéter la même chose vingt, trente fois, parce que tu sais que tu vas pouvoir vendre. Je ne suis pas contre, mais je n’ai pas besoin de ça.




- Donc, pour toi, quel serait le critère de qualité qui prévaudrait à la publication d’une œuvre chez un artiste en devenir ?

Encore une fois, je crois que c’est la masse de travaux accomplie. Le mec qui a passé dix ans de sa vie à travailler une pratique, tu peux te dire qu’il est travaillé par quelque chose. Et puis ensuite, il y a la confrontation à l’autre. C’est par les retours de gens du milieu ou d’amateurs éclairés que tu vas pouvoir, en quelque sorte, légitimer ta pratique. C’est souvent les autres qui vont te révéler ce qui est important dans ton œuvre et peut-être aussi, du même coup, ce qui te travaille à l’intérieur depuis tant de temps. C’est l’écho que ça provoque chez l’autre qui est important. Moi, actuellement, ce que je souhaiterais, c’est un écho plus institutionnel, dans le milieu professionnel. Pas que je veuille devenir pro, mais plutôt pour atteindre une forme de reconnaissance. Avec cette reconnaissance, il y a l’adéquation qui me semble nécessaire pour un artiste : la masse, le propos (le fait de savoir parler de son propre travail), le fait de savoir se situer par rapport à une histoire de l’art et l’écho dans différents types de publics.

- C’est assez long du coup...

Oui, c’est long, on ne sait pas du jour au lendemain si ce qu’on fait vaut quelque chose. Pour moi, c’est long, mais c’est aussi lié au fait que mon travail se développe lentement. Il n’y a pas d’urgence. Quand je suis sorti des Beaux-Arts, on m’a dit que j’étais trop jeune. Je ne pouvais pas me permettre d’attendre d’avoir « l’âge » pour vendre, il fallait que je bouffe alors je suis devenu prof, parce que je savais que ça me plairait et que ça me laisserait le temps de développer mon travail. Maintenant, quand je regarde ce que j’ai fait depuis vingt ans, je suis assez content, j’ai avancé, mon travail a évolué et au moins je n’ai pas la contrainte économique qui m’obligerait à changer d’esthétique ou à rester sur quelque chose qui marche.

- Et en ce qui concerne la musique gratuite, ce qui est le cas de la tienne, que penses-tu ?

Il y a plusieurs trucs : gratuit c’est bien, parce que ça permet de diffuser facilement, non seulement par rapport au type de musique que je fais (j’ai peu d’espoir quant à mon avenir commercial) et aussi parce que ça m’évite de déclarer des droits pour les samples. Par ailleurs, j’aimerais bien faire du physique, c’est sûr, parce que l’aspect visuel et l’objet m’intéressent. Mais après, le gratuit, c’est aussi parce que j’en écoute beaucoup. Ça m’arrive de pirater et quand ça me plaît vraiment, j’achète. Pour moi internet est une sorte de grande médiathèque. Mais je fais du ménage au fur et à mesure. En fait, je pirate autant qu’à l’époque où je copiais les disques sur cassettes. La différence, c’est qu’avec internet, la source est énorme et que tu peux la repartager, ce que je ne fais pas. Vis-à-vis de ma production, que la musique soit gratuite était une évidence pour moi, c’est quand même beaucoup plus simple et ça va beaucoup plus vite que si de l’argent était impliqué. Je n’en serais peut-être qu’à ma première sortie si j’avais suivi le cheminement « traditionnel » de la production musicale ou si j’avais voulu faire du physique. Je comprends ceux qui souhaitent vivre de leur musique et pour qui le piratage est un problème, mais je n’ai pas de point de vue à ce sujet, cela ne me concerne pas. Je me situe clairement hors du cadre commercial de la musique.

- Pour terminer, je reviens sur quelque chose de plus concret : les labels. Tu es passé par différents labels, peux-tu revenir sur tes pérégrinations, nous parler un peu de ces maisons, de tes rencontres avec elles ?

Il y a Echomania, c’est un label biélorusse. C’est un jeune gars (Eugene, alias Crypture) qui le gère, mais il est un peu en stand by là. Il avait écouté mes sons sur Bandcamp et ça lui plaisait bien. C’est lui qui m’a proposé de faire quelque chose avec lui. J’avais découvert ce label sur Chroniques électroniques. J’avais fait quelque chose de plus complet, et c’est cet album qu’il a voulu éditer. Ensuite j’ai participé à des compilations sur Petroglyph Music (label scandinave tenu par Rune Martinsen et Oystein Jorgensen), un contact que j’ai eu par Ambiant Konnekt via Soundcloud, Charming Sepulcher du regretté Have Faith In Sound de Kevin, Sillage Intemporel... Après, j’ai rencontré, par mail à nouveau, Joseph Ba, qui a sorti Invocation sur le label grec Etched Traumas. Il m’a recontacté cet été pour savoir si j’avais de nouvelles choses à lui proposer. Il devrait donc y avoir des sorties chez lui cet automne (en partenariat avec Michel Kristof et Other Matter). Ensuite, grâce à facebook, j’ai rencontré Dirk Geiger de Format Noise, je lui fait écouter mon son, ça lui a plu et on a sorti un premier EP. Enfin, pour Nowaki, c’est en discutant d’un disque avec un artiste peintre (Philippe Lamy) qui fait aussi du field recording que j’ai obtenu ce contact. Là pareil, ça a plu à Marc Jolibois (Traqueurs de combes, entre autres), il m’a demandé si j’avais quelque chose à lui proposer et en deux mois c’était fait ! Mine de rien, grâce à internet, c’est beaucoup plus simple que pour la peinture. Il n’y a pas d’enjeu financier, ça reste en numérique, ça va vite !

- Avec Nowaki, tu as sorti Darkk Lux Runner. Le visuel est très différent de ce que tu avais fait avant.

Oui, ici c’est de la photo. Certains netlabels ont un contrôle sur le visuel et c’est le cas de Nowaki. Tu fournis l’image et ils ajoutent un bandeau qui est le même sur tous leurs albums. Mais le choix de la photo était personnel. Au départ, tous mes visuels étaient des dessins. Je voulais que ce soit graphique et même, au départ, je recyclais des œuvres d’art en les triturant à ma façon et en les noyant dans le dessin. Mais ça m’a vite semblé foireux. Alors j’ai utilisé le logiciel de dessin que j’ai dans mon téléphone : j’imprimais, je redessinais au crayon, je scannais et je reprenais sur le logiciel, ça faisait des allers-retours comme ça, pendant un certain temps. Puis, quand j’ai fait Invocation, c’est Joseph de Etched Traumas qui a fait la pochette en puisant dans mes peintures. Ça marchait bien et je me suis dit que ça pouvait être autre chose que du dessin, alors j’ai commencé à faire des collections de photos pour des éventuelles pochettes.




- Pour conclure, je voudrais revenir sur ta musique en elle-même et la manière dont elle est perçue. À mon avis, elle est assez difficile d’accès. Est-ce que tu penses qu’il y a des conditions nécessaires à remplir pour apprécier ta musique ?

Question piège ! C’est sûr qu’il faut être disponible. Moi ça m’arrive de l’écouter en voiture. C’est comme pour la peinture, je vis avec et il faut que je me l’approprie en l’écoutant souvent quand je suis seul sur la route (je ne l’impose pas à mes enfants, déjà qu’ils supportent mal France Inter...).

- Je me disais que c’était justement le genre de musique impossible à écouter en voiture à cause des bruits de moteur et autres qui viennent parasiter l’écoute.

Je suis habitué en fait et puis je mets ça très fort ! C’est pas les meilleures conditions, c’est sûr, mais ça permet d’être dedans, de ressentir le son en soi. Mais c’est vrai que pour quelqu’un qui ne connaît pas ou qui n’est pas habitué à ce type de musique, il vaut mieux se plonger dans le noir et l’écouter au casque... Je crois que si tu fais autre chose en même temps, ça va vite te prendre la tête.

- Et au fait « Nobodisoundz », ca vient d’où ?

C’est un pseudo qui me parlait plus que d’autres. J’aimais bien la référence au personnage de Dead Man, cet indien soi-disant inculte qui récite des poèmes de William Blake. Je trouvais que l’étrangeté de la chose, ce renversement, et le choc ou l’amusement qu’il peut y avoir face à cette inversion des rôles, étaient intéressants. Et puis, « nobodisoundz » parce qu’il y avait « no » [entendre « Neau », ndrl] dedans. C’est aussi le son de « personne », l’idée d’une disparition derrière le son, peut-être celle d’un savoir-faire, celle aussi de la narration. Ce film m’intéressait aussi parce que c’est une dérive dans le paysage, ça rejoint mon travail. Et c’est en noir et blanc... C’est ce mélange de choses qui m’a plu.


Interviews - 27.09.2013 par Le Crapaud


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