1994 de A à Z - part 3 : de Cardinal à The Coup

1994, une année charnière pour beaucoup, où le trip-hop et le post-rock allaient trouver leurs noms, où la lo-fi s’apprêtait à connaître une vraie démocratisation, et où la mort de Kurt Cobain deviendrait le mythe fondateur de bien des vocations. L’âge d’or du hip-hop touchait à sa fin, les indie rockeux commençaient enfin à s’intéresser à la musique électronique, les ados finiraient bientôt par se tirer la bourre en choisissant de prêter allégeance à Oasis ou Blur, et entre deux tubes eurodance quelques bons trucs passaient encore à la radio.

Très anglo-saxonne jusqu’ici, notre rétrospective le reste sur ce troisième volet mais avec un crochet par les antipodes de la mappemonde anglophone car déjà, il y a 20 ans, l’Australie et la Nouvelle-Zélande étaient des passages obligés pour tout amateur de pop racée et de rock habité. Quant à l’électronique et au hip-hop qui ont encore de belles heures devant eux dans ce bilan, ils flirtent ici avec le borderline et des univers (Electronic Body Music, rap West Coast politique) sur lesquels on n’avait pas eu l’occasion de s’étendre depuis la création du site, c’est aussi ça le plaisir des retours en arrière !


C comme : Cardinal - Cardinal



Évoquer Cardinal, c’est comme penser à un rêve éphémère, quelque chose qui aurait pu devenir grandiose mais s’est évaporé dans l’air à peine apparu. Projet de Richard Davies, australien, issu des Moles, groupe barré s’il en est et se revendiquant de la filiation de Syd Barrett (il suffit d’écouter Instinct, sorti la même année, pour s’en convaincre) et légèrement obsédé par les arrangements de cuivres atypiques, et Eric Matthews, méticuleux arrangeur et songwriter américain aux arrangements d’inspiration classique, background dont il est issu, garant d’une pop de chambre carrée et propre sur elle, l’idée même avait de quoi surprendre.

Le temps d’un album de pop orchestrale ponctuée de ces si beaux arrangements de Matthews mais aussi du grain de folie et des somptueux cuivres du sieur Davies (Public Melody #1, instrumental tout en clavecin et vents est l’alchimie parfaite des deux), l’expérience a pourtant merveilleusement fonctionné. En à peine plus d’une demi-heure, ce condensé de pop baroque aux arrangements léchés et extrêmement variés, digne des meilleurs Beach Boys, se permet quelques moments de grâce pure (les harmonies vocales de You’ve Lost Me There me fendent le cœur à chaque fois) et n’échappe pas aux excellentes petites fêlures (sûrement ce diable de Davies...) ou petites perles plus rock - comme Dream Figure, digne de Sebadoh, dont le batteur Bob Fay est à l’origine de la rencontre des deux protagonistes - qui l’empêchent d’être trop lisse.

Fait surprenant, vingt ans après, l’album n’a absolument pas vieilli et ne porte aucun stigmate de l’année qui l’a vu naître. A la suite de l’accouchement douloureux de cet album, chacun de ses protagonistes repartira à ses projets, tous excellents par ailleurs, et cet album intemporel restera sans suite jusqu’en 2012 et la sortie de son successeur, Hymns. Tout aussi splendide. Et inattendu. Enfin ce premier album est réédité en 2014 avec dix titres supplémentaires... Le rêve éphémère n’en était peut-être pas un, en fin de compte...



(Lloyd_cf)


C comme : Johnny Cash - American Recordings



On connait tous l’histoire de cette renaissance du père de l’americana moderne, approché par Rick Rubin en pleine période de vaches maigres avec l’idée de mêler compos originales, chansons traditionnelles et reprises d’artistes contemporains, armé de sa seule guitare acoustique et de cette voix grave et profonde mûrie par l’âge, l’alcool et la sagesse de celui qui a su affronter ses démons. Ce que l’on sait moins, c’est que cette idée de chanter dans la solitude et le dénuement hantait depuis longtemps Johnny Cash, qui bataillait déjà chez Sun Records dans les années 50 avec le songwriter et producteur Jack Clement pour éviter à ses morceaux de sombrer sous les arrangements désuets de l’époque.

Qui aurait parié sur cet alliance d’un producteur de hip-hop et de thrash metal et d’une figure de la country sur le retour ? C’est pourtant bien avec Rubin, fondateur du label Def Jam quitté quelques années plus tôt et catalyseur des fusions rap/hard rock de Run DMC ou du premier opus des Beastie Boys, que l’auteur de Ring of Fire trouvera enfin la confiance nécessaire pour exprimer pleinement ses tourments, sa fragilité et la part d’ombre qui l’habite. Écrit par son gendre Nick Lowe, The Beast in Me symbolisera ainsi mieux qu’aucun autre titre l’ambiguïté et la solennité de cette ultime période discographique d’un Man in Black en quête de salut, culminant par ailleurs sur l’intensité et le songwriting gravé dans le roc des parfaites compos originales Drive On et Redemption.



Des reprises - rédemptoires justement - de Kris Kristofferson (Why Me Lord) ou Leonard Cohen (Bird on a Wire) à l’humour noir du live de The Man Who Couldn’t Cry (signé Loudon Wainwright, daron de Rufus et Martha) dont le désespoir contraste avec les rires live du public, en passant par son propre classique transfiguré Delia’s Gone et un Tennessee Stud devenu culte quelques années plus tard grâce à la BO de Jackie Brown, il faudra attendre 10 ans et The Man Comes Around, dernier opus sorti de son vivant, pour retrouver cette sensation d’absolue nécessité vitale dans le jeu dépouillé et le chant de l’Américain. Et avant de s’attaquer dans la foulée à Spain, Beck, Nick Cave, Bonnie ’Prince’ Billy, Depeche Mode ou Nine Inch Nails sur les volets suivants de ces American Recordings dont le succès lui survivra jusqu’à donner naissance à deux albums posthumes, ce sont Tom Waits (la complainte Down There by the Train) et Glenn Dantzig (pour un Thirteen aux allures de western fataliste) qui permettront à Cash de s’extirper de l’étiquette country pour toucher un nouveau public et finalement marquer de son empreinte l’alt country de toute une génération d’héritiers surdoués.



(Rabbit)


C comme : Catchers - Mute / Shifting EP



Haaaa, Mute ... Un album étalon, sorte de quintessence de la pop à la fois légère, mélancolique et sublime, que nous a offert ce groupe irlandais au début des années 90, un sans faute absolument parfait...

Alors, pourquoi, dans ce cas-là, ce disque n’a-t-il pas plus gravé les mémoires et pourquoi en fait-on si peu de cas aujourd’hui ? C’est encore une de ces injustices que le temps fait à de tels petits chefs-d’oeuvres. Pour une fois, cependant, rendons justice à la France, seul pays à avoir vraiment acclamé ce disque à sa sortie et à lui avoir offert en 1994 une Black Session d’anthologie. Arrivé juste après un EP d’une perfection absolue (Shifting), on retrouve dans cet album la même influence néo-zélandaise évidente, Verlaines et Chills en tête, un sens de la mélodie proche des meilleurs Go-Betweens, des harmonies vocales (partagées entre Dale Grundle et Alice Lemon, tout juste âgés de 18 ans à la sortie de l’album) se répondant à la perfection...

Le groupe, promis à un brillant avenir qu’il n’aura pas, s’engage dans une série de concerts en première partie d’Oasis, Blur et Edwyn Collins, puis signe avec Mute en 1995 et après un deuxième sublimissime album au ton plus sombre (Stooping to Fit) enregistré trois ans plus tard au studio des Cocteau Twins avec des cordes arrangées par un collaborateur de Nick Drake (Robert Kirby), part en tournée avec The Innocence Mission.

Mal distribué, délaissé en faveur de la brit-pop par leur label anglais Setanta malgré des critiques dithyrambiques, le disque ne se vendra pas et les Catchers ne s’en relèveront pas...



(Lloyd_cf)


C comme : Nick Cave & The Bad Seeds - Let Love In



Rares sont les artistes qui, aussi bien que Nick Cave, parviennent à maintenir intacte la fascination qu’ils exercent malgré les années qui défilent. Avec ses Bad Seeds, l’Australien nous a encore livré un disque de haute volée l’an passé avec Push The Sky Away qui se hissait même à la septième place de notre bilan 2013.
Il y a vingt ans, le collectif était déjà actif depuis une décennie et publiait Let Love In, un huitième opus précédant Murder Ballads et The Boatman’s Call, et qui avec le recul, constituait le premier volet de la période discographique la plus passionnante du Victorien et de ses compères.

En 1994, dire que Let Love In était un album particulièrement attendu serait très largement exagéré. Dans les charts britanniques, son prédécesseur, Henry’s Dream, n’a atteint que la 29ème place, tandis qu’en Australie, pays dont sont pourtant originaires Nick Cave et Mick Harvey, le disque se classera au mieux en 41ème position.

Cela peut sembler invraisemblable aujourd’hui, mais à l’époque, la sortie d’un album de Nick Cave a The Bad Seeds n’était pas un événement particulier. C’était le cas pour la dernière fois. Impressionnant d’équilibre, homogène et cohérent dans sa construction, Let Love In parvient à mélanger habilement riffs de guitares rageurs (Thirty Dog), délicieux arpèges au piano (I Let Love In qui n’aurait d’ailleurs pas dépareillé sur le récent Push The Sky Away) et nappes d’orgue (notamment sur le sommet Do You Love Me ?).



Des sommets donc, tels que ceux déjà évoqués, ou peut-être plus encore Loverman et Jangling Jack, qui n’ont, comme l’album dans sa globalité, pas pris une ride. Pour preuve, en écoutant Let Love In vingt ans plus tard, on ne saurait mesurer le temps qui a passé. Et comme nous ne sommes pas partisans de la thèse selon laquelle les deux dernières décennies ont été l’objet d’un surplace musical (nous ne perdrions alors pas de temps à défendre les artistes qui nous sont chers), l’épreuve du temps est formelle : Nick Cave & The Bad Seeds avaient au moins une paire de décennies d’avance en 1994.

(Elnorton)


C comme : The Clean - Modern Rock



Alors que David Kilgour poursuit sa carrière solo avec brio (un nouvel album en compagnie de ses Heavy 8’s prévu pour le 5 août), Modern Rock fête ses 20 ans. Un nom prémonitoire pour un disque qui n’a pas pris une ride, une série de pop songs aussi simplistes que facilement identifiables ! La recette a fait la force du vivier de Flying Nun : prendre une bande de potes de village faisant la même musique et les faire sonner différemment. Ainsi les Clean ne sont pas les Verlaines, ni les Chills, ni les Tall Dwarfs, et l’on sent pourtant comme jamais un esprit de cohérence et de collectif aussi chaleureux que les sons d’orgue de ce deuxième album, et aussi attachant que l’intervention de Brydie Scott, fille du bassiste Robert Scott (également membre des excellents Bats) sur Ginger Ale.

Impossible pourtant de dire si Modern Rock est le meilleur de la discographie. Je le classe personnellement ex-æquo avec Vehicle (1990) et Unknown Country (1996), et ce qui est sûr, comme un incontournable de la scène lo-fi néo-zélandaise.



(Riton)


C comme : Codeine - The White Birch



Difficile de me sentir légitime à parler de ce The White Birch. En 1994 ma connaissance de Codeine se limitait au morceau Pea coincé entre Love Your Money de Daisy Chainsaw et 0+2=1 de NoMeansNo, sur une K7 réalisé par un pote visiblement pas très doué pour l’exercice des compilations.
Je n’ai (re)découvert réellement le slowcore de Codeine que quelques années plus tard lors de ma grosse période post-rock où Slint, Mogwai, Tortoise et Labradford résonnaient non stop dans mon minuscule et humide appartement d’étudiant fauché.
Le rock neurasthénique et désespéré de The White Birch convenait alors parfaitement à l’étudiant que j’étais : en fin de cycle universitaire, broyant du noir et s’inquiétant de ce que la vie lui réserverait.
Un album sur lequel Codeine traine sa souffrance avec une lenteur accablante ponctuée, ça et là, par les riffs abrasifs et viscéraux d’une guitare torturée.



(nono)


C comme : Common Sense - Resurrection



En 1994, le hip-hop ricain cherchait son barycentre. En 1994, nous étions encore loin de la mondialisation de cette culture et le hip-hop balançait de la côte Est à l’Ouest ou le contraire (plus certainement d’ailleurs) à chaque sortie des têtes de gondole du moment, l’équilibre était précaire. Et puis arriva Lonnie Rashid Lynn Jr. aka Common (dont le blaze était un peu plus long à l’époque) qui comme Jean-François Bayrou pensait que la vérité était au milieu. Le point d’équilibre fût donc Chicago, la windy city du Midwest et accessoirement le fief de Common qui avec The Godfather of Chicago Hip-Hop à la production, j’ai nommé No I.D. (bien avant qu’il parte vers des directions plus discutables) allait faire de la ville de l’Illinois encore vierge hip-hopistiquement parlant la capitale du rap conscient. Ce mot paraît galvaudé de nos jours, mais à l’époque il avait encore du sens, car entre le gangsta rap californien et le hip-hop martial new-yorkais, il y avait peu de place à l’originalité et encore moins si elle fut “provinciale”. Native Tongues, oui bien sûr, mais avec un vrai fond social en plus, ce sera Common bien avant Mos Def, The Roots ou Talib Kweli !



Resurrection est le second album du chicagoan, il fait suite à Can I Borrow a Dollar ? sorti en 1992 avec déjà No I.D. aux manettes, le son est ici plus travaillé, plus mature, un truc à la Ali Shaheed Muhammad version Midnight Marauders, jazzy, simple, beats secs (sans être durs). Loin d’être un sommet de production (les oreilles non-habituées pourraient même trouver ça vieillot), Resurrection reste néanmoins un classique des années 90 qui brille surtout par la technique parfaite et les textes intelligents de Common. On se régale toujours autant de I Used to Love H.E.R. et sa métaphore du hip-hop à travers la descente aux enfers d’une femme pervertie par l’argent et les paillettes de la côte Ouest (sic !). Prêcheur, Common parle de la vie (Book of Life), de sa vie dans le West Stony Chicago (Nuthin’ to Do), de son évolution en tant qu’homme (Thisisme), du racisme ordinaire (Chapter 13 : Rich Man vs. Poor Man) ou juste de lui (In My Own World : Check the Method). Bref, Resurrection est un album essentiel par ce qu’il est et par ce qu’il a été, un pivot aussi bien dans la future carrière fleurissante de Common (avec Like Water for Chocolate en 2000) mais aussi et surtout pour le hip-hop des années 90.

(Spoutnik)


C comme : Covenant - Dreams of a Cryotank



Dreams of a Cryotank est le premier album de Covenant et constitue un album phare (au côté des premières productions de And One) de la deuxième phase de l’Electronic Body Music. Ce genre prend forme au début des années 80 avec les premières sorties des Belges de Front 242. Il se situe dans la lignée de la synthpop de groupes comme Depeche Mode ou Kraftwerk avec une grosse influence de la musique industrielle mais dans un style très dépouillé, voir minimaliste. Le mouvement dans lequel s’inscrit Covenant se veut nettement moins épuré et le lien avec la synthpop plus fort encore. Poursuivant dans cette direction avec un côté trance et dance plus marqué, le groupe deviendra à la fin des années 90 un pilier de la Futurepop. Dreams of a Cryotank laisse déjà entrevoir le futur succès du groupe dans les clubs , notamment avec le titre/tube d’ouverture Theremin. L’ambiance est sombre, le rythme est soutenu et ce ne sont ni la voix ni les paroles portées par Eskil Simonsson qui vont réchauffer l’atmosphère. Si on est loin d’œuvres aussi abouties que le seront Europa (1998) ou Northern Light (2002), les Suédois ont déjà frappé un grand coup avec ce premier essai, imposant leur patte, froide, létale, tout en restant accessible, voir ouvert aux accents plus mainstream, United State of Mind (2000) en étant le meilleur exemple.



(UnderTheScum)


C comme : The Coup - Genocide & Juice



Sur Resurrection (dont nous parlions plus haut), une des pistes s’appelait Communism, mais rien à voir avec le marxisme, ce titre de Common bien que devenu le nouveau fer de lance du rap conscient n’était qu’un prétexte pour jouer avec les mots, l’emcee n’utilisant que des mots commençant par "com" d’où le titre... Avec The Coup, c’est une autre affaire, le gauchisme n’est plus une tournure stylistique, c’est un engagement. Le trio toujours en exercice, basé à Oakland dans la baie de San Francisco (comme Digital Underground, les Hieroglyphics ou les Souls of Mischief), s’est spécialisé dans le brûlot politique à la Public Ennemy ou Dead Prez mais avec un style radicalement funky comme quoi il n’y a rien d’antinomique. Raymond Boots Riley, E-Roc et Pam the Funkstress ont réussi le tour de force d’habiller Karl Marx avec un costume à paillettes, un relooking extrême, exit la barbe et bonjour la coupe afro et les rouflaquettes !



Genocide & Juice (titre en référence au Gin & Juice de Snoop Dogg tiré de Doggystyle) est le deuxième album de The Coup (avant les scandales qu’ont été Steal This Album et surtout le pré-11 septembre Party Music), un album lourd de sens et pourtant léger à écouter. Boots Riley en Travolta léniniste assure le coup comme jamais, des rimes drôles et satiriques portées par un flow fluide et athlétique, E-Roc quant à lui avec un style plus ghetto canal historique semble être la conscience street à côté du feu follet Boots. Les deux sont complémentaires et l’harmonie est parfaite surtout que Pam the Funkstress (oui, une DJ féminine ça existe et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle assure) aligne les samples et les beats funky et bondissants. On se régale même si l’album mérite quand même deux ou trois écoutes pour pénétrer l’univers de The Coup plus exigeant qu’il n’y paraît. Ainsi Fat Cats, Bigga Fish, Pimps (Free Stylin at the Fortune 500 Club), Gunsmoke, Repo Man ou Santa Rica Weekend (avec les légendes de Bay Area que sont E-40 et Spice 1) sont autant de charges anticapitalistes et dansantes. Un style hybride, un album indispensable, un groupe hybride et donc indispensable à notre rétrospective de l’année 1994 !

(Spoutnik)


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