Interview sous les cendres - 4/ William Ryan Fritch (aka Vieo Abiungo)

Les plus fidèles de nos lecteurs auront certainement remarqué des messages subliminaux distillés ces dernières semaines sans ostentation dans nos pages, concernant un ambitieux projet prévu pour les fêtes de fin d’année. Coupons court au mystère, si ce n’est au suspense : il s’agit d’une compilation, entièrement composée de morceaux inédits que nous ont gracieusement offerts un certain nombre d’habitués des colonnes d’IRM. Et... c’est tout pour le moment ! Vous en saurez plus très bientôt en suivant les petits cailloux que la rédaction sèmera à raison de deux interviews par semaine, agrémentées d’énigmes et de surprises, jusqu’à la mise à disposition de l’objet. Une invitation à vous familiariser avec l’univers de nos contributeurs de tous horizons géographiques et musicaux, en espérant qu’ils vous surprennent et vous enthousiasment autant que nous.


Multi-instrumentiste virtuose au sein de Skyrider ou au côté du rappeur Sole, violoniste pour Hired Hand en compagnie du même Bud Berning et compositeur singulier en solo ou sous le pseudo Vieo Abiungo chez Lost Tribe Sound, mais également philosophe dans l’âme comme vous pourrez vous en rendre compte au fil de cet entretien, William Ryan Fritch est un phénomène, vieux sage d’à peine 27 ans dont la musique semble irriguée d’une force ancestrale. Basé à Oakland où il côtoie le gratin des labels de hip-hop alternatif et métissé que sont Anticon et Fake Four, porté aux nues par des publications reconnues dans le domaine des musiques expérimentales ou improvisées telles que Textura ou Foxy Digitalis, le Floridien d’origine et Californien d’adoption mêle science et instinct aussi sûrement que sa musique sait tirer le meilleur d’univers aussi distincts que le classique contemporain, le drone ou encore les folklores ethniques d’Afrique ou d’Asie. Remixé par des figures de l’ambient telles que Nils Frahm, Field Rotation, Benoît Pioulard, Aaron Martin, The Green Kingdom ou encore Sun Hammer sur le CDr de relectures qui accompagnait l’an passé l’édition limitée de l’acclamé And The World Is Still Yawning chroniqué dans nos pages à l’époque, il était donc tout naturel de retrouver l’auteur du récent et tout aussi fabuleux Thunder May Have Ruined The Moment sur la face plus exigeante et tourmentée de notre future compilation, celle qui vous recouvrira de cendres jusqu’à en suffoquer et, qui sait, renaître dans un souffle venu des cieux.


L’interview


- IRM : Y a-t-il deux ou trois choses que nos lecteurs devraient savoir de toi avant d’écouter la compil’ ? Peux-tu nous décrire ta contribution en quelques phrases ?

William Ryan Fritch : Je savais que cette compilation devait sortir vers la fin de l’automne ou le début de l’hiver et que le thème en était "sous les cendres", donc le morceau est véritablement un produit de ces paramètres, et des images qu’ils m’ont évoquées. Lorsque j’étais sur les traces du morceau, je me suis imaginé me réveillant dans un campement, beaucoup plus froid que prévu, et découvrant devant moi l’imposant terrain à parcourir... il n’y a pas beaucoup de temps, si ce n’est pas du tout pour y parvenir avant que la neige ne tombe. Les résidus du feu de la nuit précédente offrent une chaleur négligeable et je sais qu’il n’y a pas de retour possible. J’enterre les cendres avec une motte de terre gelée et je me sens tendu et vide.

- Qu’est-ce qui t’a décidé à prendre part à ce projet de compilation ?

J’adore la musique que vous chroniquez, et j’apprécie vraiment tout le soutien que vous m’avez apporté par le passé. Le fait qu’il ait été bien organisé et bien conçu a également contribué à rendre le projet très attrayant.


Plumed & Desiccated, enregistré en 2006 dans l’Arizona et lâché l’an dernier via Bandcamp, est le seul album connu à ce jour où l’on entend William chanter de véritables chansons, mais il révèle déjà dans un esprit plus noisy et brut de décoffrage tout son art pour les maelströms acoustiques d’arrangements élégiaques et nébuleux.

- On te connaît en tant que Vieo Abiungo avec trois albums en trois ans sortis chez Lost Tribe Sound. Qu’est-ce qui fait qu’un morceau est signé sous ton véritable patronyme ou sous ce nom d’emprunt ?

L’alias Vieo Abiungo a été conçu comme un parapluie pour sortir de la musique que je ne voulais pas voir identifiée clairement comme le produit d’un artiste solo. La plupart du temps, avec la musique sortie sous ce nom, je me penche davantage sur les structures et une instrumentation basée sur des idiomes non-occidentaux, tandis que les chansons ou compositions publiées sous mon propre patronyme sont généralement de la musique que j’identifie comme mon "propre" son, qui synthétise des éléments musicaux que j’aime ou par lesquels je suis influencé plus uniformément.

- D’où te vient cette passion pour les instruments atypiques de divers folklores ethniques qui jouent un rôle prépondérant dans ta musique ?

Je suis vraiment attiré par la texture en musique et je constate que de nombreux instruments non-occidentaux adoptent naturellement une tonalité vibrante et angulaire que je trouve vraiment complexe et agréable. J’ai un bon nombre d’instruments inhabituels, mais le plus souvent les sonorités les plus "ethniques" que j’obtiens proviennent de simples préparations ou de techniques de jeu différentes sur des instruments très courants (guitare, piano, clarinette, violon, etc.) C’est simplement que je préfère les sons qui présentent un peu d’altération, et cela m’intéresse moins de faire de la musique qui repose sur des tonalités "standard" établies par l’industrie, plutôt que de laisser le caractère d’une composition dicter le timbre de l’instrument.


William Ryan Fritch à l’œuvre sur un titre extrait du deuxième album de Vieo Abiungo, And The World Is Still Yawning.

- Quel est ton sentiment sur la musique improvisée ?

Eh bien, j’ai été en contact avec beaucoup de musique "free" et "non idiomatique", et je trouve ça très intéressant lorsque les artistes sont sérieux au sujet de leur art et développent une solide alchimie musicale avec leur groupe ou leur ensemble. Art Ensemble Of Chicago, Cecil Taylor, Pharoah Sanders, Ornette Coleman... ces types faisaient de la musique "free" lorsque la liberté signifiait réellement quelque chose. J’assiste régulièrement à des performances d’improvisation moderne et j’ai souvent l’impression d’avoir expérimenté quelque chose de plus proche d’un spectacle de théâtre que d’un concert. Il y a beaucoup de gestuelle et de démonstrations athlétiques de musicalité, et quand cela prend cette forme, je n’en suis pas le plus grand partisan. Néanmoins je ne suis pas totalement blasé et il m’arrive de rencontrer des improvisateurs libres qui sont des artistes vraiment magnifiques et me déroutent par leur ingéniosité.

- Tu est également multi-instrumentiste au sein de Skyrider, trio qui collabore régulièrement avec le rappeur Sole. Quelle est ta part d’implication dans les processus de création de ces deux projets ?

Cela a légèrement différé d’un album à l’autre, mais la plupart du temps je prends les beats électroniques que Bud (Skyrider) a fabriqué et j’y apporte de l’instrumentation live, des mélodies et des arrangements qui je pense ajoute une autre dimension aux morceaux, puis ces idées sont réduites à quelque chose de plus concis et minimaliste en post-production une fois que nous avons intégré le chant au mix.


Music For Honey And Bile, sommet de lyrisme et de mélancolie enregistré en 2010 dans le cadre de la série Library Catalog Music du label new-yorkais Asthmatic Kitty.

- Il était d’ailleurs question dernièrement d’un album entier en collaboration avec l’ex patron d’Anticon, avec à l’appui un premier extrait, Heavy Hands. Peux-tu nous en dire plus à ce propos ?

Eh bien j’adore travailler avec Tim (Sole). Il est l’un de mes plus proches amis, et aussi l’un de mes artistes favoris. Enregistrer ce morceau a vraiment été un processus tellement naturel et agréable que nous sommes tous deux très ouverts, je pense, à l’idée de faire tout un album ensemble, mais pour l’instant nous n’avons pas parlé trop sérieusement de nous y atteler dans un avenir proche. Il a été très pris avec son nouvel album (qui est vraiment super d’ailleurs), et j’ai eu une année follement occupée avec plusieurs grands projets et albums qui m’ont pris plus de temps que prévu. Nous allons certainement retravailler ensemble bientôt, c’est juste difficile de savoir quand.

- La musique "gratuite" ça t’inspire quoi ?

Le marché de la musique enregistrée est une telle curiosité économique. Il y a une telle saturation d’artistes doués ou non qui sont désireux d’offrir leur musique et même immensément reconnaissant d’être en mesure de pouvoir le faire.
Pour quelqu’un qui travaille très dur pour gagner sa vie exclusivement en composant de la musique, il n’y a que deux positions qui puissent être adoptées, je pense, si les gens ne sont pas prêts à payer même pour une fraction du temps et de l’énergie dépensés à faire de la musique. Alors...

1) Conservez votre idéalisme et préservez ce qui est beau dans le fait de suivre votre muse et de faire ce que vous aimez. Prenez la décision consciente de donner cette musique selon vos propres conditions en adéquation avec votre sens de l’intégrité, et ne prenez pas cette décision à contrecœur ou ne dévaluez pas l’importance de faire de l’art à cause de votre propre interaction économique avec cette activité. Trouvez une autre manière de gagner votre vie, et si la musique commence à générer de l’argent pour vous, alors ce sera une joie au lieu de quelque chose que le monde vous doit.

Ou bien...

2) Accrochez-vous très très dur et faites toutes les choses intangibles qui peuvent constituer, une fois mises bout à bout, une vie pour vous en tant que musicien, tout en travaillant à vous améliorer et à améliorer votre art dans l’espoir qu’en continuant à grandir, alors la stabilité et le succès suivront bientôt. Améliorez votre art au point où, même s’il n’est pas "commercialement viable", alors il est suffisamment bien construit ou unique pour être considéré comme une marchandise souhaitable par ceux qui consomment de la musique et sont prêts à payer pour leur consommation. Trouvez des façons de mettre votre ego de côté et acceptez le fait que la musique n’est pas une denrée rare ou précieuse pour les consommateurs, jusqu’à ce qu’elle le devienne.

J’ai souvent travaillé à titre gratuit ou pour des sommes dérisoires dans ma carrière, et je n’ai jamais jugé utile ou sain d’être amer à ce propos. J’essaie simplement d’utiliser ça comme un combustible pour le feu qui me brûle de faire de la musique, et de me débrouiller d’une manière qui soit à la fois viable, originale et pertinente.

- Un disque à écouter sous les cendres ?

J’ai récemment beaucoup écouté Elvin Jones et bon dieu, il était magique. Un homme magnifique et visionnaire qui a su trouver le parfait équilibre entre musicalité cérébrale et viscérale.



La surprise


La surprise du jour, c’est tout simplement l’annonce aujourd’hui même d’un nouvel album de William Ryan Fritch chez Lost Tribe Sound en 2013 ! Intitulé The Waiting Room (Original Motion Picture Soundtrack), il s’agira comme son nom l’indique de la bande originale d’un documentaire déjà auréolé de nombreux prix en festival et apportant un regard sans concession sur les failles du système de santé américain à travers le quotidien d’un hôpital public d’Oakland. En plus du trailer, extraits musicaux à l’appui :


... le label de Ryan Keane nous en offre un premier extrait aussi court que poignant, en attendant le superbe et très cinématographique In Its Original State que l’Américain a composé pour notre compilation, là encore sous son véritable patronyme :



Quelques liens utiles


William Ryan Fritch sur IRM - Site Officiel - Bandcamp - Facebook - Myspace | Vieo Abiungo sur IRM | Lost Tribe Sound sur Bandcamp


English version


- IRM : Are there a few things that our readers should know about you before listening to the compilation ? Could you describe your contribution in a few sentences ?

William Ryan Fritch : I knew this compilation was coming out in the late autumn/early winter and that the theme was "laid under the ashes", so this piece is really a product of those parameters, and imagery they brought to mind. As I was tracking out this piece I imagined waking up at a campsite, much colder than anticipated, seeing the imposing terrain that needed to be covered ahead... there is not much time, if any time at all to make it over before the snows come. The remnants of last night’s fire offering negligible warmth and I know there is no turning back. I bury the ashes with a clump of frost tinged earth and I feel tense and empty.

- What made you decide to take part in this compilation project ?

I love the music you guys cover and write about, and really appreciate all the support you have given me in the past. The fact that it was organized and well-conceived also made it very appealing.


- As Vieo Abiungo you released three albums in three years on Lost Tribe Sound. What makes a track is signed under your real name or under this alias ?

The Vieo Abiungo alias was made to be an umbrella to release music that I didn’t want to identify so clearly as the product of a solo artist. Most often, with music released as Vieo Abiungo, I will lean more heavily upon structures and instrumentation of non-western idioms, while songs or compositions released under my own name will generally be music that I identify as my "own" sound, or music that synthesizes musical elements I love or am influenced by more evenly.

- Where did you get this passion for unusual instruments of various ethnic folklore, that play a leading role in your music ?

I am really drawn to texture in music and find that many non-western instruments freely embrace a buzzing and angular tone that I find really complex and enjoyable. I do have a fair number of unusual instruments, but more often than not the most "ethnic" sounds I get are from simple preparations or different playing techniques on very common instruments (guitar, piano, clarinet, violin, etc). It is really just that I prefer sounds that have a bit of artifact on them, and I am less interested in making music that is built upon "industry standard" tone for all my instrumentation than I am allowing the character of a composition to dictate an instrument’s timbre.


- What are your feelings about free improvisation in music ?

Well I have been around a lot of free and "non-idiomatic" music and find it to be very satisfying from artists that are very serious about their craft and developing serious musical chemistry with their bands or ensembles. Art Ensemble Of Chicago, Cecil Taylor, Pharoah Sanders, Ornette Coleman... those guys were making "free" music when freedom actually meant something. I often see modern free music live and feel like I have experienced more of a theatre performance than a concert. It’s a lot of gestural and athletic demonstrations of musicality, and when it appears in that form I am not a proponent of it. I am not totally jaded though, I occasionally meet free improvisers that are truly magnificent artists and baffle me with their ingenuity.

- You are also Skyrider’s multi-instrumentalist, an instrumental trio which regularly collaborates with Sole. What is your share of involvement in the creating process of these two projects ?

It has differed slightly album to album, but for the most part I would take electronic beats that Bud (Skyrider) had made and create live instrumentation, melodies, and arrangements that I thought added a different dimension to the pieces, then those ideas would be whittled down to something more concise and minimal in post-production once we had vocals in the mix.

- Besides, we heard lately that you may produce an entire album with the former Anticon rapper, following a first track called Heavy Hands that you two made available last year. Can you tell us more about this ?

Well I love working with Tim (Sole). He is one of my closest friends, and favorite artists. Making that track was really such a natural and enjoyable process that I think we both are very open to making a record together, but as of now we haven’t talked too seriously about making the album in the very near future. He has been very busy with his new album (which is really great by the way), and I have had a crazy busy year with several big projects and albums that have taken more time than I expected. We will definitely work together again soon, it is just hard to know when.


- What are your thoughts about "non-for-profit" music ?

The market for recorded music is such an economic oddity. There is such a saturation of artists both gifted and not that are willing and even immensely grateful for being able to give away their music.
As someone that works very hard to make their living exclusively from composing music, there are only two stances I think one can take if people are not willing to pay for even a fraction of the time and energy expense of making music. Then...

1) Keep your idealism and preserve what is beautiful about following your muse and doing what you love. Make the conscious decision to give this music away on your own terms in keeping with your sense of integrity, and do not begrudge the decision or devalue the importance or making art because of your own economic interaction with it. Find another way to make your primary income, and if music starts to generate money for you then it will feel like a joy instead of something the world owes you.

Or...

2) Hustle very very hard and do all of the intangible things that can piece together a living for you making music and all the while work to better yourself and your art in hopes that as long as you continue to grow, then stability and success will soon follow. Improve your craft to the point where if it isn’t "commercial" then it is well-constructed or unique enough to be deemed a desirable commodity to those that consume music and are willing to pay for their consumpton. Find ways to put your ego aside and realize that music is not a rare or precious commodity to consumers, until it is.

I have done so much work for free or chickenfeed in my career, and have never found it helpful or healthy to be bitter. I just try to use it as fuel for the fire in my belly to make music and manage myself in a manner that is viable, unique and relevant.

- A record to listen to, laid under the ashes ?

I have recently been listening to a lot of Elvin Jones and goodness he was magical. A beautiful and visionary man who had the perfect balance of cerebral and visceral musicality.



A écouter et télécharger librement :


-  Clouds et Clashes, les deux premières parties de notre compilation - qui en comptera trois.




A lire également dans notre série :


- Interview sous les cendres - 1/ Tapage
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Interviews - 20.11.2012 par RabbitInYourHeadlights


Sole & Vieo Abiungo - Heavy Hands

Le streaming du jour #771 : William Ryan Fritch - 'A Hound's Heart EP' & Vieo Abiungo - 'And The World Is Still Yawning B​-​Sides'

Un vrai bonheur que de retrouver William Fritch si rapidement après la superbe BO de The Waiting Room, c’est encore une fois le label Lost Tribe Sound qu’il faut remercier pour ces deux raretés de l’Américain ressorties des tiroirs où elles végétaient depuis 2011, époque où les frontières entre la musique signée sous son nom et celle de son projet Vieo (...)