Top albums - février 2019

Pas d’EPs ce mois-ci, tant les albums annoncés dans notre agenda des sorties auraient déjà suffi à remplir un bottin. Sulfure Festival oblige, enfumé jusqu’au masque à gaz par l’orga mouvementée et la promotion chronophage de ces trois belles semaines de concerts atmosphériques et singuliers, un peu déprimés également il faut bien l’avouer par les disparitions inattendues de Mark Hollis et de Keith Flint, on s’est donc limité à 8 disques, mais quels disques !




Nos albums du mois






1. Tunic - Complexion


Complexion, c’est toute l’incandescence d’un disque qui donne l’impression de s’achever dès qu’on l’a lancé. Onze morceaux ramassés - deux minutes en moyenne, parfois moins, rarement plus - qui s’enchaînent sans temps morts et qui, partant du point A pour rejoindre le B, ne s’encombrent d’aucune bifurcation ou détour inutiles. Le pied sur l’accélérateur, droit devant et, petit Attila des temps modernes, chez Tunic, on pulvérise tout ce qui se dresse sur la route. Riffs-enclumes et disloqués, rythmique indéboulonnable, voix-papier de verre, le trio canadien brille très fort le temps du disque puis s’éteint, au revoir, merci d’être passé. Urgence implacable, tension permanente, apnée systématique, bourre-pifs à tire-larigot, le noise-punk de Complexion est robuste et pressé. Le plus fort, c’est que Tunic invite la nuance dans l’équation : le temps a beau filer vite, les secondes ont beau n’être jamais excédentaires, le trio varie ses attaques, invite un saxophone sur Pores, larsenise selon des trajectoires inattendues, tente d’allonger le temps en visant les trois minutes (Dry Heave, Empty Handed), etc. et à peine a-t-on le temps de s’acclimater que c’est déjà fini. On ne peut donc l’écouter qu’en boucle. Magistral.


(leoluce)





2. Uboa - The Origin Of My Depression


Ça ne va toujours pas très fort pour Xandra Metcalfe ! Sortir un tel disque un jour de Saint Valentin, c’est comme vouloir brûler les ailes de Cupidon au chalumeau et envoyer promener tous les apôtres du bonheur. En un sens, ça ne peut que nous éviter d’endurer quelques mièvreries mielleuses au profit d’un court séjour dans la broyeuse. Pas complètement rangée de la sphère metal, l’intéressée poursuit sa peinture du mal-être dans un pan plus éthéré de son esprit, où gratin de bruits blancs côtoie autant grosses distorsions qu’ambient folk poignante et désespérée. Ça dégouline de tristesse à mesure que le harsh noise s’effrite en lentes notes de guitare acoustique progressivement remplacées par le piano. Beauté et dépression en maîtres-mots...


(Riton)





3. Rustin Man - Drift Code


Alors que les hommages à Mark Hollis - moins le nôtre malheureusement, faute de temps - se multiplient à juste titre puisque ça n’est rien de moins que l’un des piliers de ces musiques atmosphériques et libérées de tout carcan que l’on défend à IRM qui nous a quittés ce 25 février, le plus beau de tous, involontairement, restera sûrement ce premier album solo de Paul Webb, bassiste de Talk Talk qui malgré son départ avant l’enregistrement de Laughing Stock en a marqué de son empreinte l’impressionnisme hypnotique et délicatement enfiévré, à en juger par les sorties de son propre projet .O.Rang dans les années 90 et plus tard le fabuleux Out of Season enregistré avec Beth Gibbons de Portishead. La mue du génial Spirit of Eden, c’était donc également Paul Webb, et d’emblée Vanishing Heart avec ses riffs de guitare zébrant l’éther, ses drums ambient-jazz étouffés, ses envolées d’orgue au spleen volatile, la luxuriance subtile de ses arrangements et même son chant fragile de quinquagénaire en quête de réenchantement (à l’improbable croisement de Tom Waits et d’Hollis sur le fantasmagorique Light The Light) en témoigne pour le moins brillamment, la dimension soulful voire gospel dOut of Season (Brings Me Joy et The World’s In Town avec leur semi-silence et leurs chœurs susurrés) et le psychédélisme néo-kraut d’.O.Rang (Judgement Train) se mêlant sur la suite du disque à l’intensité évanescente du chef-d’œuvre sus-mentionné dont on parlait ici il y a quelques années. Des cuivres cinématographiques d’Our Tomorrows au renversant Martian Garden avec son refrain digne de Tom the Model en passant par l’étrange instrumental lynchien Euphonium Dream, Drift Code est le témoignage aussi poignant qu’intrigant d’un musicien qui au contraire de Mark Hollis aura choisi de renaître, de sortir du silence et se "déseffacer" du monde... d’ores et déjà l’un des plus beaux albums de l’année.


< l’album en streaming >


(Rabbit)





4. Endon - Boy Meets Girl


Il aura fallu que Thrill Jockey s’intéresse au quintette nippon pour que l’on puisse enfin jouir (littéralement) du successeur de l’énorme Through The Mirror (2017), sans qu’il ne reste réservé à l’audience locale. On commençait réellement à s’impatienter, rationné uniquement d’un clip de 4 minutes 44 des plus violents et énigmatiques, court extrait donnant le ton d’une orientation plus rock (façon de parler) et on se rend effectivement vite compte qu’Endon change légèrement la donne et fait valser la dimension post-black aux accents screamo de son précédent brûlot pour devenir tour à tour : une noise de coreux hallucinée et sous acide (Heart Shaped Brain), un sludge doom où les crises d’asthme vocales se fondent en pleurs et cris aux loups (Doubts As A Source), un rock’n’roll détraqué dans lequel Motörhead aurait troqué le whishy contre les amphét’ et une série d’effets et de modulaires (Final Acting Out), et même cheveu bluesy tombé dans la soupe avec l’interlude Red Shoes ou poussée synthétique dans Love Amnesia. Soit, le coup de foudre est moins évident, l’accroche amoureuse et le toucher de la corde sensible moins immédiat, mais le ’’catatostrophic noise metal’’ des Japonais, dans ce Boy Meets Girl faussement (s’il n’était pas aussi bordélique) plus consensuel, tient toujours autant de l’ovni ravageur… en tout cas bien plus que du metal traditionnel ! Et ça, on ne s’en plaindra pas !


(Riton)





5. Yerûšelem - The Sublime


Derrière Yerûšelem, on trouve Vindsval et W.D Feld, autant dire Blut Aus Nord mais The Sublime a beau se rapprocher de ce qui avait été développé par ce dernier tout au long de la trilogie 777, il s’en détache toutefois en mettant encore en plus en avant les éléments coldwave/post-punk explorés alors. Yerûšelem et Blut Aus Nord n’ont donc rien à voir l’un avec l’autre même s’ils se ressemblent beaucoup.
Le grand truc de The Sublime, c’est la répétition insidieuse et de prime abord, on a vraiment l’impression que tous les morceaux sont identiques. Et puis l’on se rend très vite compte que pas du tout. Tout semble avoir été conçu pour que l’on s’enfonce profondément dans le disque et petit à petit, les quelques rais de lumière qui subsistaient encore sur les premiers titres disparaissent complètement et il ne reste plus que l’obscurité totale. Et le froid aussi. Ça donne des morceaux magnifiques comme ce Babel planqué en septième position où l’on croirait entendre pleurer les guitares.
L’autre grand truc de The Sublime, c’est l’épure. Malgré les superpositions et le malaxage très ciselé des sons, les « industrial pulses » en mode Jesu/Godflesh (plus l’un que l’autre d’ailleurs), le chant clair et noyé dans la masse, les nappes désespérées et les riffs bizarroïdes font preuve d’une grande économie. Il n’en faut pourtant pas plus pour camper une ambiance dissonante et désaxée qui cerne complètement le cortex, si bien que très vite, on ne ressent plus The Sublime, on le vit.
Grand disque.


(leoluce)





6. Hippie Diktat - Gran Sasso


Troisième album du groupe, Gran Sasso ramasse toute l’exubérance du trio dans deux longs tunnels contemplatifs où la noirceur et l’angoisse se partagent l’espace. Après un Black Peplum qui avait réduit l’expression de leur post-jazz core à 4 titres denses et labyrinthiques, ce nouvel album déroule ses ambiances dans un langage plus resserré pour mieux faire progresser l’auditeur dans un brouillard de plus en plus épais et explosif. Par ces deux faces monochromes, Hippie Diktat rappelle non seulement le drone metal d’un Sunn O))), mais aussi les voyages vibrants et agités de Godspeed You ! Black Emperor.
La volonté de faire masse, comme cet abrupt monticule rocheux qui orne la pochette, est au cœur de ce disque. Pour produire cet effet de bloc de granit, les instruments s’interpénètrent, se confondent, se fondent les uns dans les autres. Le grain du saxophone, texturé par les effets, rend ou le son lourd et éraillé d’une basse électrique distordue, ou, comme sur le « solo » de la face A, qui émerge à la 10e minute, le grincement strident d’un violoncelle. Il se prolonge avec le drone d’une guitare jouée à l’archet. La batterie, sans interruption, bat le rythme binaire et nécessaire d’un cœur essoufflé. On passe de l’état méditatif et inquiet de la première moitié du titre à un marathon asthmatique, en passant par le réveil brutal qui suit un cauchemar terrible. Hippie Diktat, c’est un train obstiné sur une montagne russe sonore qui te prend et ne te lâche qu’après t’avoir fait passer à la moulinette de ses troubles obsessifs.


(Le Crapaud)





7. Watine - Géométries sous-cutanées


"Pour son 7ème album, Watine a décidé, une fois de plus, de tout changer. D’allonger le format. D’estomper les mots. De laisser parler les sons. D’hybrider ceux-ci. De confronter les instruments du classique aux nappes synthétiques. Puis de confronter ces nappes à des lancinations sérielles, comme dans l’attaque d’album, Over Freeways, qui nous offre une longue plongée, pas si éloignée du format post-quelque chose propre à des groupes comme Godspeed ! You Black Emperor avec qui ce disque partagera, plus tard, également, cette utilisation des cordes tellement propices au glissement intérieur avec Undying Pizzicato. Puis de confronter ce mélange au field-recording, laissant entendre ci et là des bribes, des respirations venues du monde réel.
Lorsque le rythme se détend et finit par disparaître sur Erratic Soul, on se retrouve entre les notes de clavier, les chants d’oiseaux et les drones, coincé dans une dimension entre Debussy et l’ambient, dans une zone où musique électronique, musique sérielle et néoclassique auraient fusionné pour remplir délicatement l’espace dans lequel nous flottons. Car on a bel et bien quitté le plancher des vaches à cet instant, on flotte."


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(Lloyd_cf)





8. 9T Antiope - Nocebo


De l’intensité hantée et tourmentée dIsthmus demeure sur Nocebo, deuxième opus d’une trilogie annoncée, la dimension noisy et texturée, no man’s land dark ambient habité où le chant se mue en nappes liturgiques et en spoken work déshumanisé, tandis que les crins dont les dissonances et autres lancinations tailladaient chaque minute de l’opus précédent se réservent ici pour le climax à la Penderecki d’une face-B aux allures de cauchemar éveillé. Celui d’un coma auto-induit à en croire le duo iranien, Parisien d’adoption, puisque ce disque en serait la bande-son, l’encéphalogramme musical d’une activité cérébrale encore foisonnante mais pour le moins confuse et malsaine, émaillée des éclats d’une mélancolie bouleversante véhiculée par les chœurs éthérés de Sara Bigdeli Shamloo. Saisissant.


(Rabbit)


Les bonus des rédacteurs



- Le choix de Rabbit : Chris Weeks - The Waiting Game [∞]


Subtilité est de nouveau de le maître-mot de cet énième bijou du musicien anglais, dédié à la solitude et au temps suspendu. Claviers nostalgiques dont le bruit des touches est volontairement laissé apparent (Talk To Yourself, Timeloop) y côtoient textures évanescentes nimbées d’un halo suranné (Whistle on the Wind, The Vanishing Act), field recordings déliquescents (Time, Crystal), electronica fantasmagorique (Voyaging Into Strange Ambiguities) et autres samples d’horlogerie transformés en beats métronomiques (Clock Face), évoquant autant la fragilité des instants passés que le piège d’un présent sans vie et d’un futur sans espoir. L’attente que quelque chose se passe devient un leitmotiv qui, loin d’incarner l’ennui d’une ambient qui se voudrait statique ou répétitive, en nourrit les mutations fugitives, entre spleen infini, aspiration déçue et angoisse du néant.



- Le choix de lloyd_cf : Hafdis Huld - Variations


Ce mois-ci deux artistes avaient choisi de faire un album de reprises de tubes, mais là où Weezer s’est embourbé dans un affreux disque-karaoké sans aucune âme et lisse comme la mort, se contentant de reprendre trait pour trait chaque titre sans aucune plus-value (le tout juste avant de livrer le pire album de toute leur carrière, soit dit au passage), Hafdis Huld a choisi le parti pris de les dépouiller et de tous les transformer en petits bijoux folk sans prétention. Un bel album simple, au plaisir immédiat de retrouver des titres connus et souvent un peu mal-aimés et de découvrir que souvent, ce n’est pas la composition qui pêchait dans ces vieux hits, mais plutôt la production. Ainsi dépouillés de leurs oripeaux clinquants, on peut facilement faire cohabiter Divine Comedy, Tina Turner, Haddaway, Loudon Wainwright III, Dolly Parton, Queen et Berlin sans heurts.



- Le choix de leoluce : RougeGorgeRouge - NaSH


"RougeGorgeRouge change en permanence d’azimut et puis le fait encore et encore, associe des bouts de kosmische à des fragments de pop, des poussières de no-wave à des petites touches de post-punk, pousse le psychédélisme au beau milieu des gros rouleaux et se laisse bringuebaler par la houle. NaSH touche à tout mais ne s’éparpille pas et même si l’on se retrouve très vite paumé dans les morceaux, le groupe ne s’égare jamais en conservant intacte sa tension tout du long.
RougeGorgeRouge n’est jamais tiède, jamais timoré. Ce sont bien de vraies mélodies que l’on retrouve disséminées dans l’ossature, pas de vagues ersatz qui apparaissent par accident, et tout ce petit monde est capable de mettre sur pieds un groove salement nucléaire (Polonium le bien nommé et tous les autres titres à bien y regarder) sans jamais déchirer le fragile voile cotonneux qui recouvre sa musique : les neuf occurrences sont tout simplement très bien construites. Quand c’est pop, c’est vraiment pop ; quand c’est psyché, c’est irrémédiablement psyché (l’ultime A Way, uniquement présent sur la version CD) ; quand ça grésille, rien ne vient arrondir les angles et si les Bordelais amalgament nombre d’éléments, ils ne les diluent jamais.
Bref, encore un carton plein de la part d’un groupe qui au final ne nous a habitués qu’à ça."


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La playlist IRM des albums de février








Les tops 5 des rédacteurs



- Elnorton :

1. Quentin Sirjacq - Companion
2. Ô Lake - Refuge
3. Espen T. Hangård - Elementær
4. S.H.I.Z.U.K.A. - Infinite Eyes
5. Morton Gordon - Chamber Science

- Le Crapaud :

1. Tunic - Complexion
2. Membrane - Burn Your Bridges
3. Uboa - The Origin Of My Depression
4. Endon - Boy Meets Girl
5. Rustin Man - Drift Code

- leoluce :

1. Hippie Diktat - Gran Sasso
2. Tunic - Complexion
3. YERÛŠELEM - The Sublime
4. RougeGorgeRouge - NaSH
5. Kaleikr - Heart Of Lead

- Lloyd_cf :

1. Young Gods - Data Mirage Tangram
2. Watine - Géométries sous-cutanées
3. Hafdis Huld - Variations
4. Julia Jacklin - Crushing
5. Piroshka - Brickbat

- Rabbit :

1. Rustin Man - Drift Code
2. Chris Weeks - The Waiting Game [∞]
3. King Midas Sound - Solitude
4. 9T Antiope - Nocebo
5. Simon Scott - Soundings

- Riton :

1. Uboa - The Origin Of My Depression
2. Endon - Boy Meets Girl
3. YERÛŠELEM - The Sublime
4. Tunic - Complexion
5. Xiu Xiu - Girl With Basket Of Fruit


Articles - 20.03.2019 par La rédaction
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